Verdun 1916, Martial Crémieux témoigne…
Dans le cadre d’un vaste projet d’écriture concernant un imposant volume de plus de 500 pages dédié aux batailles de Verdun, Martial Crémieux prend la plume pour évoquer ce qu’il a vécu durant son séjour dans la Meuse. Comme des centaines d’anciens combattants qui se sont attelés à la même tâche, il adresse le tout à Jacques Péricard, auteur du livre qui sera publié pour la première fois en 1933.
Jacques Péricard utilisera une partie du témoignage rédigé par Martial Crémieux. Ce passage se trouve à la page 353 de l’ouvrage.
Le soldat Crémieux est affecté au 149e R.I. le 31 décembre 1915. Il rejoint les rangs de la 1ère compagnie. Deux mois plus tard, il est à Verdun.
Son écrit est très précis. Il raconte des scènes de bombardement dignes de l’apocalypse. La mort rôde partout. La souffrance et la peur accompagnent chaque homme dans son quotidien. Lorsque c’est possible, l’entraide est de rigueur pour tenter de sauver la vie des camarades au péril de la sienne.
Martial Crémieux évoque la fin de son chef de section. Le sous-lieutenant Gaston Brosse meurt dans des conditions horribles malgré les risques pris par plusieurs de ses hommes pour l’emmener au poste de secours.
L’original de ce témoignage se trouve actuellement aux archives départementales de la Somme. Nicolas Bernard a fait don du fonds Péricard en 2018.
Bois des Hospices à l’entrée de la route qui descend du Faubourg Pavé
Ce que j'ai vu le 7 mars au bois des Hospices. Le 1er bataillon du 149e R.I. se trouve en réserve à 17 h 00. Le bois est garni d’arbres de fortes dimensions. Le capitaine nous dit : « Creusez-vous des trous individuels, nous ignorons le temps que nous resterons ici ». Les obus tombent principalement vers la route. Défense de se déséquiper, simplement poser le sac à terre. Les uns mangent, les autres travaillent ou fument.
Le tir de l’artillerie boche change. Les obus commencent à tomber dans le secteur du bataillon. À chaque instant, on entend de grands fracas. Ce sont des arbres de grandes dimensions qui s’abattent et qui écrasent des escouades entières. On se précipite pour sauver les camarades ensevelis sous les branches.
La nuit est venue, ce ne sont que des appels au secours. Les arbres tombent sans arrêt. Coïncidence terrible, l’artillerie boche redouble son tir. Elle cherche la route pour empêcher le ravitaillement. Le fracas est infernal. Les blessés écrasés par les arbres sont nombreux. Mon trou est fini de creuser et je finis la nuit, côte à côte avec un camarade. Le lendemain après-midi, vers 17 h 00, nous quittons ce secteur.
La compagnie longe le bois des Hospices en colonne d’escouade par deux. Tout le long du chemin, nous rencontrons des petits bouts de tranchées. Vers 17 h 30, nous commençons à recevoir des obus toxiques. Nous ralentissons notre marche. Tout le monde a son mouchoir ou son masque sur la bouche.
Le lieutenant nous fait arrêter dans des petits bouts de tranchées. L’air devient irrespirable. À ce moment, une rafale de 210 (des percutants) éclate en plein dans la section. Le lieutenant s’abat, criblé d’éclats sur tout le corps. En compagnie de camarades, nous le mettons dans une toile de tente. Pendant que nous le transportons en courant au poste de secours, il a des soubresauts terribles.
Nous regagnons notre compagnie où nous attend un spectacle horrible. Un camarade est décapité. D’autres sont tués ou grièvement blessés. La section est durement éprouvée. Les obus tombent partout.
On nous donne l’ordre de traverser la route (côté gauche) pour prendre notre secteur (droite du tunnel de Tavannes). Je choisis un trou face à la route où un camarade me rejoint. Il fait presque nuit. Les autres sections se mettent dans des trous par trois ou quatre.
J’enlève mon sac. Par-dessus, je mets ma peau de mouton et de la terre et je m’allonge de tout mon long, ainsi que mon camarade. Au même instant, quatre 210 éclatent pour la deuxième fois en moins de vingt minutes, en plein dans la section. Un éclair, un feu brûlant, je suis happé par une déflagration formidable. Je retombe lourdement dans mon trou où une avalanche de branches et de terre s’abat sur moi. Je ne suis pas blessé, ni mon camarade, mais j’ai mal dans les reins. J’étouffe, je crie, on vient à mon secours, on nous délivre. La section est presque anéantie.
Devant mon trou individuel, l’emplacement des quatre obus éclatés. Mon sac et ma peau de mouton sont comme une passoire. Six camarades devant moi sont décapités. Un autre tient son œil pendant dans la main. Les autres, grièvement blessés, crient au secours.
Nous courons de l’un à l’autre pour les aider et chercher les brancardiers. Le sergent rassemble les rescapés et nous dit de descendre plus bas dans le bois.
En compagnie de mon camarade, je trouve un trou recouvert de branchage qui forme cagna. Nous nous installons pour terminer la nuit. Mais auparavant, nous voulons approfondir notre trou, pour mieux nous préserver des éclats possibles. Aux alentours, il y a des camarades. Nous leur demandons de nous prêter une pelle-bêche. Personne ne répond. Nous allons vers eux. Ils dorment sûrement. Nous les secouons, toujours rien. Je touche leurs mains, elles sont glacées. Ce sont des cadavres assis. Les uns tiennent la pipe à la bouche, les autres, un morceau de pain. Ils sont une dizaine.
Je regagne mon trou en compagnie de mon camarade sans dire un mot.
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Attaque du village de Vaux 1er avril 1916
Le 31 mars 1916, le 1er bataillon du 149e R.I. se trouve dans le fort de Souville où nous passons la nuit.
Bombardement effroyable par l’artillerie lourde. Des blocs de béton du fort sont projetés en l’air.
Le 1er avril 1916, vers 7 h 00, nous quittons le fort pour prendre le secteur du ravin de la Caillette. Nous longeons un boyau éventré. Le soleil brille, pas un coup de canon pendant notre marche. Au bout d’une demi-heure de marche, nous arrivons à destination. Tout le bataillon prend position dans le ravin, à flanc de coteau.
La matinée se passe sans coup de canon. L’après-midi, de nombreux avions boches volent dans tous les sens. Le capitaine fait passer l’ordre de se cacher sous les arbres et de ne pas bouger et l’après-midi se passe sans casse. Vers 17 h 00, les cuistots viennent apporter la soupe et les lettres. Le capitaine nous apprend que nous attaquerons le village de Vaux, le lendemain matin, au petit jour. Tout le monde est silencieux et la nuit se passe calme, auprès des arbres, que nous n’avons pas quittés depuis le matin.
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Le 2 avril, à 5 h 00, le bataillon part. Nous serrons à bloc les autres compagnies. À l’entrée du village, face aux étangs de Vaux, se trouve le cabaret rouge. On nous donne le jus et la gnôle et l’on commence par nous donner le matériel. Un rouleau de barbelé pour deux hommes, une pelle et une pioche de parc. Nous sommes chargés comme des ânes. Le capitaine crie : « En avant, baïonnette au canon. Nous nous élançons dans le village. Les boches sont surpris, on les voit fuir sur la crête. Notre bataillon attaque le village. Le 1er B.C.P. attaque les tranchées qui se trouvent sur la crête. Les mitrailleuses boches crachent dur. Ils nous lancent des grenades à plus de 60 m de distance. Je suis en nage. Je laisse tomber dans un trou mon rouleau de barbelé. Le village est en ruine. Le terrain couvert de trou d’obus. Nous faisons des bonds très courts, mais très vite.
Les chasseurs que nous voyons escalader la crête progressent lentement. Quelle heure est-t-il ? Je n’en sais rien ! Notre progression ralentit.
Des dizaines de mitrailleuses tirent sans arrêt. Les boches ont l’avantage, se trouvant sur une crête et nous dans un ravin. Nous devons nous trouver au milieu du village. À ce moment, j’ai l’impression que l’attaque échoue.
Nous rampons sur le ventre. Les balles continuent à nous suivre pas à pas. Nos casques servent de cible aux boches. Je le recouvre de boue. De mon trou où je suis, je lève la tête. Je ne vois plus personne. Je prends une cartouche, enlève ma baïonnette qui brille terriblement au soleil et je commence à tirer sur les boches qui sont sur le parapet. Les heures s’écoulent, nous sommes toujours au même endroit.
L’après-midi arrive. L’artillerie boche bombarde l’entrée du village pour empêcher les renforts de monter. Je change de place, les éclats arrivant jusqu’à moi.
Je tombe dans un trou où il y a quatre camarades, dont un caporal. Un des camarades est grièvement blessé au bras. J’aperçois un trou énorme au bras gauche, à la hauteur du biceps. Personne ne s’occupe de lui. Je coupe la manche de sa capote et de sa vareuse et lui fais un pansement. Le sang coule toujours à flot. Ayant peur qu’il meure d’épuisement, je lui fais un garrot avec deux fusils et je serre fortement avec son pansement pour arrêter l’hémorragie. Il reste étendu, attendant la nuit dans ce trou, parmi nous. Il est là depuis 8 h 00.
Vers 15 h 00, les boches contre-attaquent en masse. Nos mitrailleuses qui se trouvent à 100 m derrière nous entrent en action. De notre trou, nous tirons dans le tas. Je remets ma baïonnette au canon.
La moitié au moins de mon bataillon a été tuée ou blessée.
Nous sommes allongés de toute notre longueur dans un trou rempli de vase. Les boches arrivent au pas de gymnastique sur nous. Nous ne bougeons plus. Ils passent… Ils nous ont cru morts. Les derniers boches passés, je lève la tête. Je vois un grand gaillard qui se déséquipe avec rapidité et qui me crie « camarade franzouse prisonnière » ce qui signifie qu’il se rend à nous. Je lui fais signe de se coucher parmi nous. Il obéit. J’attends que les boches regagnent leurs tranchées amies ; ils ne remontent pas tous. Quelques-uns restent en sentinelles en bas de la crête. Notre boche prisonnier a peur d’être repris par les siens. Il veut partir. À ses risques et périls, je le laisse aller dans nos lignes. Nous le suivons des yeux. Nos mitrailleuses se sont tues, mais les leurs tirent toujours.
Nous attendons la nuit avec impatience, car maintenant, nous avons deux blessés parmi nous.
Enfin, nous voyons arriver, en rampant, un sergent d’une autre compagnie. Il rassemble dans un trou d’obus tous les rescapés. Nous sommes une dizaine. Nous commençons immédiatement à creuser un bout de tranchée.
Deux hommes se mettent en sentinelle pour nous couvrir. Le mot de passe est « Y’à bon ». La nuit se passe assez calme. On entend de nombreux blessés crier : « Au secours les brancardiers». Nous ne pouvons nous déranger car il faut travailler dur. Je suis rompu de fatigue. J’aperçois des ombres qui rampent, ce sont les brancardiers boches qui ramassent les blessés. Nous ne tirons pas. Des fusées s’élèvent. J’aperçois de nombreux cadavres. Notre tranchée s’avance.
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Vers 23 h 00, on vient nous chercher pour nous conduire à l’entrée du village où nous passerons toute la journée du lendemain, dans une tranchée à peine creusée. Les rescapés des autres compagnies sont là. La matinée et l’après-midi, nous recommençons à subir le bombardement. Vers 16 h 00, nous sommes relevés définitivement pour descendre à Verdun.
Martial Crémieux
253 rue Saint-Denis Paris 2e arrondissement
Pour en savoir plus sur le sous-lieutenant Gaston Brosse il suffit de cliquer une fois sur l’image suivante.
Sources :
Témoignage inédit rédigé par Martial Crémieux. Archives départementales de la Somme. Fonds Péricard. Cote 179 J 78.
Le dessin a été réalisé par I. Holgado.
Un grand merci à M. Bordes, à F. Charpentier, à A. Carrobi, à X. Daugy, à I. Holgado, à L. Klawinski et aux archives départementales de la Somme.