Le 149e R.I. a relevé le 21e R.I. au bois la Croix dans la soirée du 2 octobre.
C’est un régiment épuisé par ses efforts lors des 26, 27 et 28 septembre qui doit reprendre le combat.
La 43e D.I. doit absolument faire tomber le village d’Orfeuil. L’aumônier Henry, toujours aux premières loges, quitte le P.S. de la voie ferré pour se rendre au P.C. du colonel Vivier. Informé de la situation du régiment, il décide de rejoindre les lieux des combats en accompagnant les brancardiers.
Témoignage de l’abbé Henry : poste de secours de la voie ferrée - P.C. du bois des Ronces
Messe à 7 h 00.
Le colonel s'est déplacé. Il est maintenant au bois des Ronces sur le promontoire qui suit le vallon de "Brunnen Grund". Le docteur Rouquier propose d'aller le rejoindre aussitôt après déjeuner. Le plus tôt possible sera le mieux, car nous sommes ici beaucoup trop à l'arrière.
Mandé au G.B.D., je me hâte de faire cette course. Le G.B.D. est avec tous les T.C., dans les bois de la Fouine et prolongement de la tranchée de Gratreuil.
Mal renseigné, j'ai cherché trop loin. Cela m'a permis de jeter un coup d'œil sur ce coin des cimetières boches, du bois de La Fouine. En quelques jours, quels changements ! On se croirait ici à l'arrière, pas un coin inoccupé. Quelle smala ! Enfin, je trouve M. Fourneret, M. Husson et compagnie et enfin M. Erny et tout le train du G.B.D.. À la tranchée de Gratreuil, le 21e relevé par nous, repose. Vu l'abbé Massot.
M. Rouquier parti en excursion ne rentre pas et l’heure s'avance et les événements là-bas se précipitent et nous ne sommes pas à notre place ! Qu'il me tarde de le voir revenir !
En attendant, je note en hâte les événements de la matinée :
5 h 30. Forte canonnade boche. Aussitôt, réplique générale de notre part. La gauche, dont le retard constant depuis huit jours a été la source de nos principales difficultés et de nos pertes, semble vouloir se mettre à l'alignement. C'est du moins ce que je crois pouvoir conclure des dires d'un blessé du 17e R.I. qui, à 6 h 30 ce matin, est venu échouer au P.S. du 21e.
Deux bataillons américains ont été adjoints à la 170e division qui est à notre gauche. Ils sont arrivés cette nuit et doivent attaquer sur la ferme de Médéah. C'est cette attaque qui a dû être déclenchée ce matin.
10 h 00. Vu le capitaine bourgeois du 21e qui me donne quelques explications supplémentaires. L'attaque s'est déclenchée sur tout notre front.
Le 149 a relevé cette nuit le 21e au bois la Croix. Le 149 a commencé son attaque ce matin en liaison avec la 170e à gauche et les chasseurs à droite.
Orientation de l'attaque : du sud-est au nord-ouest. Objectif du 149 : le Pylône.
C'est aux chasseurs que revient l'honneur de prendre Orfeuil. Le capitaine Bourgeois n'est pas très rassurant. J'ai peur, d'après ce qu'il dit, que notre commandement parte sur des données fausses.
On table sur des rapports d'avions. Mais qu'est-ce que cela vaut ? D'après les rapports d'avions, il n'y aurait à Orfeuil que la valeur de deux compagnies et demie. Et puis derrière, plus rien, ni personne ! Les troupes qui sont là seraient de qualité médiocre…
Ah ! Pardon ! Là, je vous arrête ! Les troupes boches qui défendent Orfeuil sont au contraire excellentes. Ces Boches se font tuer sur place plutôt que de reculer. Si tous les renseignements fournis par les avions sont comme celui-là, c'est du fameux !
11 h 30. Je laisse M. Rouquier se reposer de sa course matinale, et sans plus attendre, je vais tâcher de rejoindre le P.C. du colonel.
La Pince. La Chèvre. L'artillerie est déjà en batterie par ici. En chemin je trouve plusieurs tanks amochés dont quelques-uns ont brûlé.
Grande route de Somme Py à Aure.
Au bord de la route, les G.B.D. 170 et 43 ont établi leurs postes avancés et leurs autos. Les blessés ne manquent pas. Là, j'apprends que la lutte a été acharnée ce matin. Le 1er bataillon a été fort éprouvé ainsi que le 2e. Bihr, Vincent, Pradel sont blessés. Bihr par éclat d'obus au pied.
Des canons boches tiraient à bout portant, débouchant à zéro. Vincent a été blessé traîtreusement par un Boche faisant partie d'un groupe qui s'était rendu. Une balle lui a cassé le bras. Ils étaient une vingtaine de Boches. Inutile de dire que le châtiment ne s'est pas fait attendre. Le groupe a été aussitôt abattu, à l'exception d'un Feldwebel gardé pour le service de renseignements. Décidément, ces Boches veulent pousser à bout nos soldats !
Quant à Pradel, sa blessure, paraît-il, est légère. La lutte devant Orfeuil a pris le caractère d'un véritable drame. On s'est battu à la gare du Tacot. La 5e a fait de vrais prodiges, mais il a été impossible d'aller plus loin ; les chasseurs n'ont pu arriver au rendez-vous.
Je n'ai que des renseignements fragmentaires, incomplets ; je les recueille en cours de route. Le peu que j'en apprends me permet de juger que la lutte a dû être terrible ! Les trois officiers blessés venaient de partir en auto, quand je suis arrivé. Que je regrette de n'avoir pu leur serrer la main.
Nos avions, comble de guigne, nous ont bombardés. Dans les fluctuations de la bataille, la ligne est si mal définie, si instable, si mouvante que tout le monde s'y trompe, avions, canons et même états-majors.
Un rayon dans ce tableau noir et sombre. À notre gauche, les Américains ont fait du bon travail. Ils ont pris la ferme de Médéah et capturé un grand nombre de Boches. Tuyau d'agents de liaison qui ont vu les groupes de Boches prendre par centaines le chemin de l'arrière. Bien entendu, il y a eu de la casse chez les Américains.
"Brunnen Grund". Vallon étroit, resserré. C'est ici, dans les abris boches, que le 2e bataillon a son P.S.. Ici passent tous les blessés. Il continue d'en arriver dont quelques-uns sont mourants. Il ressort des rapports des blessés que nous ne sommes pas à Orfeuil.
Malgré leur héroïsme, nos troupes n'ont pu enlever le morceau ; elles restent accrochées aux pentes, mais leur situation est difficile, le terrain étant balayé par les mitrailleuses boches et battu par leur artillerie. Si l'on s'obstine à rester là, tous y passeront sans profit. À la nuit, on fera bien de revenir au bois La Croix.
Dans ce vallon, tout près d'ici, un grand hangar. C'était la demeure du ballon dit d’Orfeuil. La lisière du bois, en face du poste, 7 ou 8 chevaux tués. Chevaux boches, dit M. Rouquier, preuve que quelques-uns de nos obus ont porté.
15 h 00. M. Rouquier se rend au P.C. du colonel qui est à 500 m d'ici, de l'autre côté du vallon, sur l’éperon du bois des Ronces. Je l'accompagne. Là, tout le monde est absorbé par son travail ; les fronts sont soucieux, ce n'est pas le moment de poser des questions.
« Saintot est blessé, peut être tué ! » C'est Michet qui m'annonce ce nouveau coup. Et en route ! Il faut que j'aille voir ce qu'il en est. Justement, une équipe du 1er bataillon repart, dont Chaudron. Elle va nous servir de guide.
Saintot blessé ! Mon Dieu ! Pourvu qu’il ne soit que blessé et pas mortellement. Je m'en vais aussi vite que possible à la suite des brancardiers, incapable de plus penser à autre chose, le cœur complètement à la dérive. Oh ! Que le trajet me paraît long ! « Fuchs Grund », puis Fond d'Aure et enfin cet interminable plateau de la tranchée d’Aure ! Il me semble que nous n'arriverons jamais, les balles sifflent sur le plateau dénudé, venant de la gauche.
Et puis que se passe-t-il au juste ? Voici toute l'artillerie déchaînée. Un peu partout dans le voisinage, les obus tombent ; M. Rouquier ne suit plus. Tant pis ; coûte que coûte il faut arriver !
Enfin le voilà traversé ce plateau de la tranchée d'Aure. Ah ! je comprends que le 21e ait eu de la peine à enlever un tel morceau !
Encore un vallon ! Puis un nouvel éperon qui sur la carte porte pour mention unique V12. C'est ici, à l'entrée d'un trou au fond duquel j'aperçois une descente d'abris où le commandant Fontaine a son P.C. J'aperçois Bonnefous.
« Et Saintot ? » Un geste désolé de Bonnefous m'enlève toute espérance. « Il est certainement tué, d'après ce qu'on dit. Impossible d'y aller avant la nuit. Je sais à peu près où il est et sitôt que ce sera possible j'enverrai une équipe le chercher ».
Pauvre Saintot ! Pauvre ami ! Il fallait celui-là encore. Mon Dieu, je ne suis pas meilleur que mes frères ; pourquoi suis-je ici puisque tous disparaissent ? "Fiat Voluntas tua" (Que ta volonté soit faite).
16 h 00. Attaque générale. De notre P.C., on voit parfaitement le bois La Croix qui part du pied de la vallée un jusqu’à la hauteur d’Orfeuil, découpant sur tout ce versant un rectangle parfait avec à droite et à gauche, le terrain dénudé. Nos hommes sont dans le bois La Croix.
C’est de là qu’ils doivent partir en direction du Pylône sur la gauche. Toutes les tentatives qu’ils font sont immédiatement remarquées par l’ennemi et accueillies par un feu d’enfer. Ils vont quand même, les braves petits ! Avancer sous les balles, du moment qu’ils en ont reçu l’ordre, ils le feront.
Maintenir leur avance, déloger l’ennemi, ils ne le peuvent qu’à condition que leur mouvement soit suivi, appuyé à droite et à gauche. Anxieusement, nos yeux scrutent la crête à droite ; nous ne voyons pas déboucher les chasseurs. À gauche, c’est le 170 qui opère. Hélas ! Non seulement il n’avance pas, mais il semble reculer.
Ce qui rend la situation délicate c'est que le 170 avait un gros effort à faire pour se porter à la hauteur du 149. Le voilà maintenant qui recule non pas à la hauteur de notre première ligne, pas même à la hauteur du P.C. du commandant où nous sommes, mais sur la crête qui est en arrière de nous, sur la tranchée d'Aure ! Cela devient inquiétant.
Ordre de surveiller attentivement ce qui se passe derrière nous ; ordre de s'équiper et de se tenir prêt à se déplacer s'il est nécessaire ! Minute tragique ! L'ennemi est en face, l'ennemi est sur notre flanc, l'ennemi, d'un instant à l'autre, peut-être derrière nous ! Heureusement, la panique semble s'arrêter !
Le 170 se ressaisit. On voit tous les soldats qui retraitaient en désordre à travers bois, repartir de l'avant. En de telles circonstances, on juge les hommes.
J'admire sans réserve les officiers de notre 3e bataillon. Pas une minute d'affolement. Le capitaine Prenez se multiplie ; il a l'œil, il regarde et surveille partout à l'avant, à l'arrière, partout où il y a du danger ; il voit tout, pas un mouvement intéressant ne lui échappe.
Le commandant Fontaine reste calme, il ne s'émeut pas, il garde même le sourire ; un coup de téléphone, il écoute à l'appareil ; à mon regard anxieux et malgré moi interrogateur, il répond par une exclamation comique : « Devinez ce qu'on me demande d'urgence en ce moment ? Le matricule exact d'un type !… Message de priorité… c'est à mourir de rire ! » Ça, en effet, ça dépasse tout !
À notre gauche, placée je ne sais où, il y a une mitrailleuse boche qui nous observe et qui nous empoisonne littéralement. Dès que quelques têtes se lèvent - et les têtes ne peuvent pas être cinq minutes sans se lever –, dès qu'un type se met à circuler – et il faut bien qu'on circule – la satanée mitrailleuse se met à balayer le plateau. Comment diable peuvent-ils nous voir à travers les arbres ?
Le capitaine Prenez qui n'est pas pour rien un ancien mitrailleur a fait couvrir notre flanc par les mitrailleuses du lieutenant Signé. Il estime qu'il n'y a qu'un moyen de faire taire les mitrailleuses boches, c'est de mettre en face d'elles un nombre égal et, si possible, supérieur de mitrailleuses françaises. « Il faut, dit-il, marcher derrière un rideau de feu ! Le feu ! Le feu ! Il n'y a que ça ! »
16 h 45. Nos canons se taisent. Que se passe-t-il en face de nous ? À la lisière du bois La Croix, on voit des types qui descendent… d'autres remontent. Le commandant Fontaine se trouve fort embarrassé pour téléphoner les résultats de l'attaque. Il semble bien qu'elle n'ait pas donnée grand-chose. Et d'ailleurs, que peut faire le 149, déjà en pointe trop avancée ? Ce n'est pas de lui que dépend le succès de la manœuvre, mais de ses voisins qui restent en arrière.
Les chasseurs ne semblent pas être arrivés à Orfeuil, puisque d’Orfeuil, on tire toujours sur nous. Quant au 170, à notre gauche, il a commencé par faire mouvement en arrière ; puis il est revenu à son point de départ et s'est arrêté ! « Le 170 ne décolle pas ! C'est malheureux ! », c'est le capitaine Prenez qui s'exprime ainsi ! Au-delà du bois La Croix on voit monter au ciel un gros nuage de fumée. Qu'est-ce qui brûle ainsi ? Un tank ? Une maison d'Orfeuil ? D'ici on ne peut se rendre compte.
17 h 00. Tout se calme. Les mitrailleuses seules de temps en temps égrènent leurs balles. La nuit vient. On commence à faire le bilan de cette journée. Elle est franchement mauvaise. Les objectifs n'ont pas été atteints. Orfeuil est toujours aux mains des Boches. Et pourtant on s'est battu, et bien battu !
Nos pertes sont nombreuses, douloureuses ; le 1er et le 2e bataillon sont hors de combat. Il n'y a plus que le 3e qui puisse encore faire figure, et quelle triste figure ! Allons ! Pauvre régiment martyr ! Encore une fois, tu boiras le calice jusqu'à la lie ! Jusqu'au bout, jusqu'au dernier, tu marcheras !
La nuit vient. Une grande tristesse descend avec les ténèbres sur les âmes et sur les choses ! J'ai eu ce soir l'impression de revivre les plus mauvaises journées de 1915, journées maudites, ou le « matériel humain » était compté pour rien ! Où l'on gaspillait à tort et à travers des existences précieuses !
Retour au P.C. du colonel, par vallons et coteaux boisés, en pleines ténèbres ! En compagnie d'un blessé du 170 que je mène à son P.C. au « Brunnen Grund ».
De là, je reviens au bois des Ronces ; non sans m'être quelque peu égaré à travers bois.
Au P.C., la fatigue accable les corps, la tristesse clôt les lèvres. Le lourd silence des mauvais soirs de mauvaise bataille pèse sur toutes choses comme une chape de plomb.
Au P.S., établi à 50 m de là, j'ai trouvé un coin pour m'étendre sur une toile de tente.
Sources :
Témoignage inédit de l’abbé Henry.
Le portrait de l’aumônier Pierre Henry provient de la collection personnelle de J.L. Poisot.
Les morceaux de carte sont extraits du J.M.O. du 3e B.C.P. : Réf 26 N 816/5.
Un grand merci à M. Bordes, à A. Carobbi, à J.L. Poisot et au S.H.D. de Vincennes.