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149e R.I., un régiment spinalien dans la Grande Guerre.
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26 mai 2014

Ils n'étaient que des hommes... Un cas de désertion collective en Artois.

Bois_en_Hache_vue_aerienne

Je remercie vivement Daniel Gothié, le petit-fils du lieutenant-colonel Gothié, qui vient de me donner son autorisation, pour que je puisse publier ici de nouveaux documents issus de sa collection personnelle.

Localisation_du_bois_en_Hache

Premier décembre 1915, le secteur dans lequel se trouve le 149e R.I. n’est plus le théâtre d’attaques coûteuses en vies humaines. Les dernières datent du mois de septembre. Les positions françaises et allemandes se sont stabilisées depuis plusieurs semaines.

À cette date, une partie du bois en Hache est occupée par des éléments du 2e bataillon du 149e R.I..

Position_approximative_occup_e_par_la_8e_compagnie

Même s’il n’y a plus de combats de grande envergure dans cette partie du front, la vie quotidienne en première ligne reste particulièrement éprouvante. Les hommes souffrent des conditions climatiques déplorables. La pluie survenant en même temps que le dégel cause de sérieux dégâts dans les voies de communication. La boue et l’eau sont partout… Dans cette situation, les ravitaillements et les relèves se font avec beaucoup de difficultés.

Pour certains hommes, le cafard est au rendez-vous… Une poignée de soldats de la 8e compagnie du 149e R.I., qui est installée dans un petit poste avancé, se prépare à commettre « l’irréparable »…

 Mais revenons tout d’abord sur les évènements qui se sont déroulés quelques jours auparavant.

Sous_secteur_centre_de_la_43e_D

Depuis le 24 novembre, le 158e R.I. et le 149e R.I. alternent par périodes de 4 jours dans le sous-secteur centre occupé par leur division. Deux bataillons sont en première ligne, le dernier est en soutien et en réserve. Pour le 149e R.I., les relèves se font tous les deux jours par demi-bataillon pour le 1er bataillon et tous les quatre jours pour chacun des 2e et 3e bataillons. Chaque compagnie passe un jour en 2e ligne, deux jours en  1ère ligne et un jour en soutien. Le 25 novembre, le capitaine Huet du 149e R.I. fait une reconnaissance approfondie de secteur, à la suite de laquelle il va rédiger un long rapport.

Concernant la zone qui nous intéresse, il écrit ceci :

« Dans le secteur k2-k32-g1, l’eau monte jusqu’à la cheville en de nombreux endroits. Le barrage de la sape k32 vers k33 est à 20 m environ du barrage allemand (sacs de terre verts).

La tranchée qui est située entre g1 et g19, d’une profondeur d’1 m 20 à 1 m 30 est remplie d’eau qui monte jusqu’au genou sur 20 m environ au nord de g1. »

Croquis_du_capitaine_Huet

De manière exceptionnelle, le 2e bataillon entre dans le sous-secteur centre dans la nuit du 28 au 29 novembre, pour y rester 5 jours au lieu de 4.

Une section de la 8e compagnie, qui est sous l’autorité du sous-lieutenant Salin, s’installe dans le secteur de g1 et de k32.

Nous savons, d’après le rapport du capitaine Huet, que cette zone a été particulièrement abîmée par les conditions météorologiques instables des journées précédentes.

Grâce aux documents fournis par le petit-fils du lieutenant-colonel Gothié, nous connaissons la composition exacte du peloton dans lequel se trouve la section évoquée.

Composition_du_premier_peloton

Des hommes de la 1ère escouade et de la 2e escouade de la 1ère section occupent un petit poste en g1 depuis le 30 novembre. Ils sont tous sous l’autorité du sergent Ferry.

Le 1er décembre, le sous-lieutenant Salin envoie la relève à 21 h 00. Vers 22 h 00, le capitaine Jeské, qui commande la 8e compagnie, est informé que le petit poste a été trouvé complètement vide ! Tous les hommes ont disparu, ceux qui étaient dans le petit poste depuis la veille et ceux de la relève ! Au total, 18 hommes manquent à l’appel.

Composition_peloton__2_

Un rapport circonstancié, rédigé par le capitaine Jeské, évoque les évènements qui viennent de se dérouler.

 « Dans la journée du 1er décembre, la 8e compagnie occupait la tranchée de 1ère ligne dans le secteur du bois en Hache entre g1 et k2. La 1ère section occupe la tranchée à droite du point k2. Cette section fournissait un petit poste en g1 distant de la tranchée d’une cinquantaine de mètres.

Dans ce petit poste se trouvaient, depuis la veille, le sergent Ferry, les caporaux Paradis et Dubouis, les soldats Becker, Bigot, Musset, Pierrat, Verlassen. Le poste allemand d’en face se trouvait à environ 25 mètres.

Le chef de section, le sous-lieutenant Salin, avait son poste en k32. Vers 18 h 00, il désigna le sergent Raimond, le caporal Joly et les soldats André, Barthoulot, Guiniéri, Jobard, Muller, Galopin et Villette pour relever la garde du petit poste.

Cette relève devait se faire vers 21 h 00, lorsque les hommes auraient mangé. Les cuisiniers  Laudry et Messenterre, de la 1ère section, arrivèrent vers 20 h 30 dans la tranchée, servirent les hommes qui s’y trouvaient et partirent ensuite pour le petit poste. Le sergent Raimond partit alors avec les hommes désignés pour relever le sergent Ferry. Vers 22 h 00, j’ai été prévenu par le sous-lieutenant Salin que les hommes du petit poste et ceux de la relève du même poste avaient disparu. D’après les déclarations du caporal Dubuis, le sergent Raimond aurait dit au sergent Ferry, en arrivant dans le petit poste, qu’il fallait placer les fils de fer en avant de ce petit poste. Ceci était faux, le sous-lieutenant Salin avait en effet dit au sergent Raimond, dans la journée, qu’on poserait des fils de fer pendant la nuit, mais n’avait donné aucune indication sur le point où ce travail devait se faire. Il se réservait de donner ces ordres au sergent Ferry lorsqu’il serait relevé du petit poste, attendu que le point où les défenses accessoires manquaient était à droite de la sape, vers k32. Voyant le sergent Ferry rester pour le travail dans le petit poste, le caporal Dubouis lui demanda l’autorisation de revenir à la tranchée, étant fatigué. Il revint donc à k32 ; quelques instants après, il entendit le sous-lieutenant Salin réclamer le sergent Ferry. Il retourna alors au petit poste. Il le trouva vide. Seuls restaient 5 équipements et 6 fusils. Aussitôt, il se renseigna auprès du sergent Boudène de la 7e compagnie qui occupait un petit poste voisin, à une dizaine de mètres, à gauche de celui de la 8e compagnie.

Ce sergent lui déclara : «  Le caporal Paradis m’a dit qu’il était chargé de poser des fils de fer en avant de son petit poste avec quelques hommes et m’a dit de ne pas tirer. J’ai vu sortir des hommes du petit poste, puis je n’ai plus rien entendu. » Le caporal Dubouis revint alors en hâte à k32 où il prévint le sous-lieutenant Salin. Ce dernier fit immédiatement réoccuper le petit poste par le caporal Pérol et 6 hommes. Les cuisiniers Landry et Messenterre n’ayant pas reparu depuis leur premier passage à k32, ont dû abandonner le petit poste en même temps que les occupants du même poste.

Dans toute cette affaire, il est difficile d’établir les responsabilités et de dire s’il y eut préméditation. Le caporal Dubouis, interrogé, prétend avoir entendu des propos du soldat Musset, disant qu’ils allaient «faire camarade ce soir», mais qu’il ne les a pas pris au sérieux. Le caporal Paradis aurait parlé plusieurs fois au sergent Raimond, dans le courant de la journée. Ce sont deux gradés  qui étaient très liés entre eux, ce fait n’avait pas attiré son attention. Le sergent Ferry était un bon sergent qui avait toujours donné satisfaction à ses chefs. Même s’il s’était plaint dans la journée des conditions excessivement pénibles dans lesquelles il se trouvait, on n’avait vu là que des propos ordinaires, parfaitement admissibles de la part d’un homme déjà âgé ; ceci  ne faisait aucunement préjuger de ce qui allait se passer. Les autres hommes du poste n’étaient que des hommes ordinaires, ni bons, ni mauvais, mais chez qui le moral était atteint à la suite des fatigues ressenties depuis trois jours. Il est incontestable que chez tous, à ce moment, il y avait une forte dépression. La pluie, la boue, l’eau, l’insomnie, la perspective d’autres journées semblables à celles-là, le séjour du bataillon porté à cinq jours au lieu de quatre, tout cela réuni contribua à abaisser le moral.

Il a, sans doute, certainement suffi qu’un meneur se révélât tout à coup, pour décider ceux qui hésitaient à l’exécution d’un projet, sûrement très vague encore à ce moment.

 Quoique le sergent Boudène, qui commandait le petit poste de gauche situé à environ 10 mètres, dut leur avoir affirmé n’avoir rien vu, ni rien entendu – quoique le caporal Dubouis soit aussi affirmatif, on est amené à penser qu’il y a eu entente préalable. On ne peut admettre que le poste ait été surpris par les Allemands au moment de la relève, car le poste voisin de la 7e compagnien’a rien entendu. De plus, sur le nombre, quelques isolés auraient réussi à s’échapper pour prévenir en arrière.

Quoi qu'il en soit, il y a lieu de penser que les 18 hommes, les deux postes et les deux cuisiniers sont passés à l’ennemi. Les Allemands semblent avoir laissé une preuve, le lendemain, en plaçant sur leur parapet 3 casques français. L’un d’eux a même paru coiffé d’un béret qui, paraît-il, appartenait à un des hommes de la 8e, disparus. 

 Le capitaine Jeské, commandant la 8e compagnie, a l’honneur de demander à ce que les sergents Ferry et Raimond, les caporaux Paradis et Joly, les soldats André, Barthoulot, Becker, Bigot, Guiniéri, Jobard, Laudry, Musset, Messenterre, Muller, Pierrat, Galopin, Villette, Verlassen, soient traduits devant un conseil de guerre, pour désertion en présence de l’ennemi. »

 Signé Martin Jeské

 Après avoir lu ce rapport, le capitaine Guilleminot qui commande le 2e bataillon du 149e R.I. de manière provisoire écrit la réponse suivante :

 « Les 18 militaires dont il s’agit se sont rendus coupables d’une désertion collective en présence de l’ennemi. Ils sont tous passibles du conseil de guerre. »

Le_lieutenant_colonel_Gothi__et_ses_officiers

Le texte rédigé par le capitaine Jeské arrive entre les mains du lieutenant-colonel Gothié. Celui-ci va mener sa propre enquête, en rédigeant plusieurs notes. Ses conclusions sur les évènements sont sans équivoque. 

 « Acte collectif monstrueux, qui mérite le châtiment suprême pour tous les coupables et que n’excusent, ni la fatigue, ni les circonstances atmosphériques. À traduire devant le conseil de guerre et à juger par contumace. Il ne peut exister aucun doute sur la désertion des coupables. La seule hypothèse qui puisse être admise en leur faveur est la surprise par l’ennemi au moment de la relève et après le départ du caporal Dubouis.

Mais le poste voisin de la 7e compagnie, qui n’est qu’à 10 m, aurait certainement vu ou entendu quelque chose. Sur le nombre, un ou deux auraient pu s’échapper pour prévenir en cas d’attaque par l’arrière. »

La logique voudrait que ces hommes aient tous été condamnés par contumace, comme cela s’est fait dans d’autres cas de désertions collectives. Toutefois, pour l’instant, rien n’a été trouvé sur cette probable condamnation (date, lieu, peines prononcées) ; même chose pour les suites données à ces condamnations à leur retour en 1919. Une directive de janvier 1919 prévoit pourtant que les hommes dans la situation de ces déserteurs aient des comptes à rendre. L’enquête continue.

 Sources :

J.M.O. de la 85e Brigade : 26 N 520/10

J.M.O. du 158e R.I. : 26 N 700/12

Collection personnelle de D. Gothié (le rapport rédigé par le capitaine Jeské provient également cette collection).

La photographie aérienne du bois en Hache fait partie de la collection de l’association « Collectif Artois ».

Les archives du Service de la Défense de Vincennes ont été consultées.

Pour en savoir plus sur le lieutenant-colonel Gothié et sur le capitaine Jeské, il suffit de cliquer une fois sur les deux images suivantes :

80120261_o

Martin_Jeske

 

Un grand merci à M. Bordes, à. A. Bach, à A. Carobbi, à T. Cornet, à Y. Dufour, à D. Gothié, à M. Porcher, au Service Historique de la Défense de Vincennes et à l’association « Collectif Artois ».

19 mai 2014

Martin Jeské (1883-1941).

Martin_Jeske

Martin voit le jour le 12 novembre 1883, dans le lointain gouvernement de Courlange, en Lettonie. De sa famille nous ne savons rien, si ce n’est que ses parents étaient des luthériens.

Devenu adulte, le jeune Martin s’engage dans l’armée impériale russe. En mai 1905, il est sous-lieutenant au 116e régiment d’infanterie où il commande une compagnie de mitrailleuses. En octobre 1908, il est promu au grade de lieutenant. Deux ans plus tard, Martin Jeské doit quitter la ville de Riga pour rejoindre sa nouvelle affectation. Il vient d’être muté au 25e régiment de tirailleurs sibérien du général Kondratainko, une unité qui cantonne à Irkoutsk. En 1912, le lieutenant Jeské devient capitaine.

Lorsque le conflit contre l’Allemagne éclate en août 1914, Martin Jeské est en congé. Il séjourne en France depuis le mois de mai. Cet officier ne retournera pas dans son pays pour combattre avec les siens, puisqu'il va intégrer l’armée française avec son grade de capitaine.

Au cours de la même période, un petit nombre d'officiers russes se retrouvent dans la même situation. Il s'agit du lieutenant de réserve Kazakoff qui va au 6e R.I., du lieutenant de réserve Arguéeff qui est affecté au 7e R.I., du sous-lieutenant de réserve Chtiknoff qui est désigné pour rallier le 9e R.I. et du sous-lieutenant de réserve Stinikoff qui doit aller au 10e B.C.P..

 D'autres officiers russes seront incorporés par la suite, dans l'armée française.

Martin Jeské rejoint le 149e R.I. au début du mois de septembre 1914. Les circonstances de son arrivée sont inconnues.  Novembre 1914, il commande la 8e compagnie du régiment, qui se trouve en Belgique à ce moment-là.

Au cours de cette période, il obtient la citation suivante qui lui donne le droit de porter la croix de chevalier de la Légion d’honneur :

« Officier russe au service de la France pour la durée de la campagne. Officier d’une haute valeur, ayant un coup d’œil et une expérience dont il montre journellement les preuves. Le 8 novembre 1914, a arrêté, à plusieurs reprises, une poussée allemande par de vigoureuses charges à la baïonnette et, grâce à son calme et à son sang-froid, a refoulé l’ennemi. Le 9 novembre a de nouveau supporté une vigoureuse attaque qu’il a repoussée et contre-attaquée à la baïonnette avec succès. »

Toujours à la tête de sa compagnie, il reçoit une nouvelle citation en mai 1915. Le 149e R.I. combat en Artois dans le secteur d’Aix-Noulette depuis plusieurs mois.

« Le 9 mai 1915, avec trois sections de sa compagnie, s’est emparé brillamment d’une sape allemande et, à trois reprises successives, a tenu tête à trois compagnies, le plus bel exemple du mépris du danger. Officier russe d’une bravoure extrême, ayant été fait chevalier de la Légion d’honneur et obtenu une citation depuis le début de la campagne. »

En mars 1916, le capitaine Jeské est à Verdun. Il ne sait pas encore qu’il est sur le point de quitter son régiment pour être affecté à l’encadrement de soldats russes. Une brigade nouvellement constituée est sur le point de débarquer en France.

Sa connaissance de la langue de Molière, et son expérience des combats, lui seront d’une grande utilité pour former les nouveaux arrivants.

Cette 1ère brigade russe spéciale fut formée avec des hommes originaires de la région de Moscou et de Samara en janvier 1916. Elle est composée de deux régiments constitués de 3 bataillons à 4 compagnies. Les officiers ont été sélectionnés pour leur bravoure, ou pour leurs états de service excellents au cours de leur service militaire. Plusieurs  d’entre eux parlent le français.

La brigade quitte Moscou le 3 février 1916. Elle traverse la Sibérie et la Mandchourie par voie de chemin de fer en direction du port de Dairen.

Une fois sur place, elle embarque à bord de trois navires français, le Latouche-Tréville, l’Himalaya et le Sontay et de deux bateaux russes, le Tambov et le Laroslavl.

La France envoie le Lutetia au-devant du convoi lorsque celui-ci franchit le canal de Suez.

Ce long périple en mer amène la brigade jusqu’au port de Marseille où elle débarque le 20 avril 1916.

Le_debarquement_des_troupes_russes_a_Marseille

Les_troupes_russes_dans_Marseille

les_troupes_russes_a_Marseille

Les russes sont ensuite dirigés sur le camp de Mailly pour y être entrainés sur place avec un équipement et un armement fournis par l’armée française.

Pour encadrer et diriger tous ces officiers, sous-officiers et soldats, les instances supérieures ont fait retirer tout le personnel russe qui se trouvait dans les régiments français. Concerné par cette mesure, le capitaine Jeské a dû quitter le 149e R.I. dès le 6 avril 1916.

Camp_de_Mailly

De juin à octobre 1916, la brigade russe spéciale est dans le secteur de Suippes et d’Aubérive, le camp de Mourmelon lui servant de base de repos, lorsqu’elle ne se trouve pas en première ligne.

Le 16 avril 1917, Martin Jeské prend la tête d’un bataillon du 1er régiment de la 1ère brigade russe spéciale. Ce bataillon est engagé avec son régiment, dans le secteur de Courcy, et il vient tout juste de perdre son commandant qui a été mis hors de combat.

À la suite des combats qui eurent lieu dans le secteur de Courcy, Martin Jeské est nommé commandant le 18 mai 1917. Cet officier prend la tête du 2e bataillon de la légion russe qui est créée en décembre 1917.

Le_commandant__martin_Yeske

                                          Commandant Martin Jeské (1er homme à partir de la gauche)

La légion russe est engagée aux côtés de la division marocaine, dans le secteur de Villers-Bretonneux en avril 1918, au sud-ouest de Soissons, en juin et juillet et dans la région de Vic-sur-Aisne en septembre.

Le bataillon,qui est sous les ordres du commandant Jeské, ne participe pas aux combats qui eurent lieu en 1918. Seul, un détachement de cette unité s’est battu au cours d’une escarmouche qui s’est déroulée le 6 juin 1918.

Après l’armistice, il a été créé en France,un bataillon de marche composé de la légion russe et de volontaires russes de la Légion étrangère. Les volontaires russes ne sont pas des légionnaires. Martin Jeské a environ 300 hommes sous ses ordres.

Fin février, début mars 1919, le commandant Jeské est à Marseille avec ses hommes. Tous embarquent sur un navire pour retourner en Russie, un pays qui se trouve en pleine révolution. Avec ses hommes, Martin Jeské rejoint l’armée de Denikine, une armée qui est opposée aux bolcheviques. Son bataillon est engagé en avril 1919.

Un article de presse, paru dans le journal français l’humanité datant du 3 juin 1919, laisse entendre que le commandant Jeské a été assassiné par ses propres soldats.

« On lit dans la république russe du 22 mai 1919 : des nouvelles alarmantes nous parviennent sur le sort de ce premier échelon qui a quitté Marseille il y a environ trois mois pour se mettre, un peu malgré lui, sous les ordres du général Denikine. Arrivés dans le midi de la Russie, les légionnaires auraient, on ne sait pas dans quelles circonstances, refusé de combattre les armées rouges. Ils auraient même voulu passer du côté de celles-ci. Le commandant de la légion, le colonel Jeské, aurait été mis à mort par ses propres soldats, ainsi qu’au moins deux de ces officiers. Les mutins d’ailleurs n’y gagnèrent rien, car ils furent, d’après ce qu’on nous dit, entourés par les volontaires du général Denikine et tués jusqu’au dernier. » 

En fait, il n’en est rien ! Quelques articles trouvés dans « Les échos des anciens combattants », une revue mensuelle publiée après la guerre par la Fédération française des unions et sociétés d'anciens militaires et combattants, invalident cette situation. La «Moselle»,une association d’anciens des 149e et 349e R.I., donne régulièrement des nouvelles du colonel Jeské dans les années 20.

Après avoir commandé un régiment de l’armée blanche, le commandant Jeské retourne sur ses terres d’origine où il va intégrer l’armée lettone avec le grade de lieutenant-colonel obtenu en novembre 1920. La Lettonie est un pays à part entière depuis deux ans. Lénine a reconnu la souveraineté de cette nation depuis le mois de décembre 1918. Après son affectation à l’état-major général, Martin Jeské est nommé attaché militaire en Allemagne en janvier 1921.

Il revient en Lettonie en août 1923 pour prendre le commandement du 4e régiment d’infanterie de Valmiera.

De retour en France en septembre 1923, il intègre la 45e promotion de l’école supérieure de guerre pour parfaire sa formation d’officier. Il en sort le 31 octobre 1925, avec le brevet d’état-major français.

Riga

Revenu en Lettonie, il est chargé de diriger le cours de formation des officiers. Promu au grade de colonel en 1927, il est nommé directeur de l’instruction militaire à l’état-major. En 1929, Martin Jeské prend le commandement du 6e régiment d’infanterie de Riga. En 1930, il reprend ses fonctions de directeur de l’instruction militaire. En 1933, il est responsable de l’école de guerre de son pays, avant d’être mis à la disposition du commandant en chef de l’armée lettone. En 1938, il travaille pour la Société des Nations.

Cette nouvelle fonction l’amènera sur la terre d’Espagne qui est en pleine guerre civile. Début janvier 1939, il est à Valence. Martin Jeské fait partie d’une commission de contrôle qui a pour mission de surveiller l’embarquement de 2900 volontaires des brigades internationales, en vue de leur rapatriement.

De retour à Riga, il est, à nouveau, mis à la disposition du commandant en chef de l’armée lettone. Le monde va de nouveau se déchirer… Le 25 juin 1940, il est nommé chef de l’état-major général par le nouveau gouvernement mis en place par les pro-soviétiques.

Promu au grade de général en juillet 1940, il assure cette fonction jusqu’au 27 septembre 1940, date à laquelle il est victime de l’épuration organisée par les Soviétiques. Arrêté, puis jeté en prison, il décède le 21 novembre 1941.

Décorations obtenues :

Croix de guerre avec 4 citations,

Chevalier de la Légion d’honneur,

Ordre de Sainte-Anne de 2e catégorie avec glaives,

Ordre impérial de Saint-Vladimir de 4e classe avec glaives.

Le nom de cet officier est orthographié de plusieurs façons dans les différents documents consultés. Voici quelques exemples d’écriture,  Jeské, Ieské, Yeské.

Sources :

Édition originale du dictionnaire biographique des pays baltes. Une traduction française de cet ouvrage a été publiée aux éditions l’Harmattan.

L’article de presse de l’humanité et les citations du capitaine Jeské ont été trouvés sur le site de la bibliothèque numérique Gallica.

La majorité des informations concernant Martin Jeské m’ont été communiquées par F. Amélineau et par Igor, un intervenant régulier du forum du site « pages 14-18 ».

Le portrait du capitaine Jeské qui est utilisé sur le montage provient de la collection personnelle de F. Amélineau.

La photographie de groupe où figure le commandant Jeské appartient à R. Parlange. Ce cliché est légendé : « P.C. du bataillon de Sulzern colonel russe Yeské, Alsace avril 1918. »

 Un grand merci à M. Bordes, à F. Amélineau, à A. Carobbi, à Igor,  à M. Porcher, à R. Parlange, à J.L. Poisot, au Service Historique de la Défense de Vincennes et aux participants du forum du site « pages 14-18 ».

12 mai 2014

Charles Adolphe Louis Poidlouë (1896 -1951)

Charles_Poidloue

 

Charles Adolphe Louis Poidlouë voit le jour le 25 janvier 1896, à Brest, au n° 35 de la rue Saint-Yves. À sa naissance, son père est capitaine de frégate. Chevalier de la Légion d’honneur, il est âgé de 45 ans. Sa mère, Céline Mottez,  est une femme originaire de Cherbourg qui est âgée de 28 ans. La fratrie est composée de quatre enfants, Louise, Charles, Marthe et Denise. Après l’école primaire, Charles poursuit ses études jusqu’à l’obtention de son baccalauréat es sciences. Il se destine à faire une carrière militaire, puisqu’il demande à suivre les cours préparatoires de l’école de Saint-Cyr.

 

Le métier de marin ne semble pas l’attirer, il passe son brevet de pilote civil. Il ne suivra donc pas la tradition familiale. Le brevet, qu’il obtient le 17 août 1914, est délivré par l’aéroclub de France, celui-ci porte le numéro 1724.

 

Charles_Poidloue

 

Une fois son diplôme d’aviateur en poche, le jeune homme choisit d’interrompre ses études pour venir signer un contrat avec l’armée. Le conflit contre l’Allemagne vient tout juste de débuter… Malgré son jeune âge, il est de la classe 1916, Charles s’engage pour la durée du conflit. Le 10 septembre 1914, il rejoint la Touraine pour intégrer le 2e groupe d’aviation.

 

Charles Poidlouë veut absolument piloter, mais il se trouve dans l’obligation de devoir transformer son diplôme civil en diplôme militaire. Il va suivre une nouvelle formation. Celui-ci se rend à l’école d’aviation de Buc, une école qui se trouve dans les Yvelines,pour parfaire ses connaissances et ses savoir-faire dans le domaine du pilotage. L’aviation militaire n’en est encore qu’à ses balbutiements… Le 29 janvier 1915, il obtient son brevet militaire qui porte le numéro 670. Il est affecté à l’escadrille F 36, une escadrille dans laquelle il servira du 27 février au 19 septembre 1915. Au cours de cette période, il est nommé caporal le 11 mars, puis sergent le 4 mai.

 

Au début du mois octobre 1915, il est hospitalisé à la maison de santé de Viry-Chatillon.

 

À la suite de cette hospitalisation, il devient instructeur de l’école d’aviation de Chartres. Le 14 mars 1916, le sergent Poidlouë est victime d’un accident d’avion. Il est promu adjudant le 24 mai 1916, puis sous-lieutenant à titre temporaire le 31 mars 1917. De nouveau, apte au pilotage, Charles Poidlouë doit rejoindre l’escadrille P.S. 126. Il restera dans cette escadrille du 8 avril au 12 juillet 1917.

 

Blessé une seconde fois, il est, dans un premier temps, hospitalisé à Beauvais du 12 juillet au 5 novembre 1917, puis envoyé en convalescence jusqu’au 6 décembre 1917. Cette nouvelle blessure ne lui permettra pas de reprendre les commandes d’un appareil. Il est rayé du personnel navigant. Pourtant, sa carrière militaire ne va pas s’arrêter là puisqu’il se retrouve affecté à un régiment d’infanterie.

 

Fin novembre 1917, le sous-lieutenant Poidlouë doit rejoindre le 149e R.I., qui se trouve, à ce moment-là, en cantonnement de repos à l’ouest de Montmirail. Le lieutenant-colonel Vivier l’envoie à la 9e compagnie de son régiment pour prendre le commandement d’une section. Le 6 décembre 1917, Charles Poidlouë se déplace avec le 149e R.I. dans la région d‘Hérimoncourt, près de Montbéliard. Il reste dans cette partie du Doubs jusqu’au 17 janvier 1918 avant d’être envoyé dans les Vosges.

 

Le 27 mai 1918, le 149e R.I. doit quitter le secteur de Compiègne qu’il occupe depuis une dizaine de jours. Le régiment est appelé d’urgence dans le secteur de Braine, une petite commune du département de l’Aisne. Les Allemands viennent de lancer une offensive de grande envergure près du Chemin des Dames. Le 28 mai 1918, la section du sous-lieutenant Poidlouë se trouve en première ligne dans le secteur de Cuiry-House. Celui-ci est blessé une première fois, au bras et au genou par éclat d’obus. Le lendemain, continuant de combattre avec ses hommes, il est à nouveau blessé, cette fois-ci par une balle. Sa section est complètement encerclée par l’ennemi. Il doit se rendre. La captivité l’attend…

 

En mars 1919 une demande de témoignage, en faveur du sous-lieutenant Charles Poidlouë, est requise par l’officier responsable du bureau des décorations du dépôt commun du 149e R.I. et du 43e R.I.T. auprès du soldat Jean-Marie Larue.

 

« Je certifie que le sous-lieutenant Poidlouë Charles du 149e R.I. a été blessé au combat des 28 et 29 mai 1918. Le 28 mai, le sous-lieutenant Poidlouë reçoit l’ordre avec sa section de se porter sur un petit mamelon en avant de Cuiry-House. Là, nous tenons énergiquement, mais l’ennemi était trop en nombre. Nous nous sommes repliés, après avoir reçu l’ordre du commandant de la compagnie. À ce moment, le sous-lieutenant Poidloüe a été blessé par éclat d’obus au bras gauche et au genou. Une fois arrivé dans la dépression, il nous quitte pour se faire panser. Après, nous sommes établis dans un chemin creux, au nord de Cuiry-House.

 

Il revient nous rejoindre et nous tenons jusqu’au 29 mai 1918. Là, nous sommes entourés de tous côtés par l’ennemi. La section de droite est commandée par un sous-lieutenant qui est tué et notre commandant de compagnie, le lieutenant Perronet, est blessé grièvement. À ce moment, la position devenue intenable, nous nous replions dans un silo de betteraves, sous un feu croisé de mitrailleuses, pour rejoindre le bataillon.

 

Nous rencontrons la 11e compagnie en cours de route. Le sous-lieutenant Poidlouë a été renversé et blessé par une balle au bras gauche. Il revient nous rejoindre et à ce moment,  nous sommes cernés de tous côtés, nous sommes forcés de nous rendre avec la 11e compagnie.

 

J’ai 46 mois de front, je certifie que le sous-lieutenant Poidlouë a été très brave pendant les journées des 28 et 29 mai 1918. Malgré sa blessure, il a gardé le commandement de sa section. »

 

Le 30 mars 1919 Jean Marie Larue

 

Le sous-lieutenant Poidlouë poursuit sa carrière militaire après l’armistice. Il est nommé lieutenant à titre temporaire le 31 mars 1919. Charles Poidlouë assume les fonctions de chef de piste de l’école d’aviation militaire d’Avord. Il se spécialise dans les vols de nuit dont il est également chargé de l’instruction. En décembre 1919, il totalise 1200 heures de vol.

 

Démobilisé le 2 janvier 1920. Il crée en 1920, un cours technique d’aviation à l’usage des élèves-pilotes boursiers. Le lieutenant Poidlouë est confirmé définitivement dans son grade le 4 mars 1922.

 

Il est fait Chevalier de la Légion d’honneur le 21 février 1926.

 

Charles Poidlouë épouse Julienne de Gonzalvès, le 28 septembre 1926 dans le 9e arrondissement de Paris.

 

Le lieutenant Poidloüe quitte l’armée le 18 septembre 1939. De retour dans la vie civile, il se lance dans une carrière d’industriel.

 

Il décède à l’âge de 55 ans, le 8 avril 1951, dans le 8e arrondissement de la capitale.

 

Citation à l’ordre de l’Armée en date du 21 juillet 1918 :

 

« Jeune officier, très brave et très audacieux. A fait preuve d’une grande énergie au cours des combats des 28 et 29 mai 1918 dans l’Aisne, où il s’est montré comme un véritable entraineur d’hommes, maintenant sa section dans des circonstances critiques et refusant de quitter son commandement malgré ses blessures. Trois blessures. »

 

Sources :

 

L’acte de naissance de Charles Poidlouë est lisible sur le site des Archives départementales du Finistère.

 

Charles Poidlouë possède un dossier qui peut se voir sur la base Léonore.

 

La base de données des personnels naviguant ou au sol de l’aéronautique militaire au cours de la Grande Guerre du site « Mémoire des Hommes » a été consultée.

 

Le site "les as oubliés" de 14-18 a également été consulté.

 

Pour en savoir plus sur la carrière d’aviateur de Charles Poidlouë il suffit de cliquer une fois sur l’image suivante :

 

Site_As_oubli_s_14_18

 

Un grand merci à M. Bordes et à A. Carobbi.

5 mai 2014

Blanche Gérard... Quelques lettres rédigées à l'attention du père et de la soeur du capitaine Gabriel Gérard (3e partie).

Capitaine_G_rard_

Le capitaine Gérard entre dans une brève période de rémission. Malgré les soins prodigués, la situation finit par s’aggraver. Blanche, désemparée, envisage le pire… 

Jeudi 20 juin 15 h 00,

Bien chers, 

Je suis arrivée vers Gabriel avant midi avec Marthe. Nous avions déjeuné toutes les deux à 10 h 00 et nous sommes venues de bonne heure. Notre cher malade va un tantinet mieux. La température hier soir à 17 h 00 était de 39° 3 et ce matin de 38° 4. La nuit sans sommeil a été relativement calme, sauf au matin, me dit l’infirmière.

Il a eu à déjeuner, à midi, un peu de bouillon et un œuf à la coque, mais des envies de vomir nerveuses l’ont pris. On va lui faire un pansement cet après-midi au lieu de ce matin.  Ce matin, il y avait une lettre de Betty qui est à Chaumont, une de madame Rioche qui doit venir ce tantôt, une de Maria d’Aix et la vôtre, plus une du colonel Vivier. 

Gabriel me dit : « embrasses bien papa et puis Marcelle et qu’on donne le bonjour à tous les amis ». Ma commission est donc faite.

Il paraît qu’on va … (?)  dans 15 jours, mais je filerai vers vous avant, du reste dès que le mieux sera constaté plusieurs jours de suite. Je ne quitte pas Gabriel sauf lundi où je suis allée deux heures pour aller manger. J’ai eu tort, car Gabriel allait plus mal à mon retour. Aussi, je ne le quitterai plus du tout. Je rentre chez Marthe vers 19 h 30. Nous causons et ensuite on se couche jusqu’à 7 h 00. Nous partageons nos déjeuners. Je suis vraiment fatiguée et nerveuse. J’ai peur d’être obligée de me mettre au lit en rentrant, surtout depuis dimanche où je vois des hauts et des bas. J’ai un peu peur de perdre le ciboulot. 

15 h 30 : Madame Rioche vient de repartir. Elle a apporté des fleurs à Gabriel. Elle a 24 heures de permission et demande à repartir dans une ambulance de front. Elle reviendra la semaine prochaine si elle est toujours à son poste aux environs de Lagny. Gabriel a uriné toujours avec sa sonde normalement. Le liquide qui s’écoule du canal rachidien diminue, mais il a une nervosité très grande, qui, si elle augmentait, parviendrait à troubler l’équilibre mental. Espérons que cela n’en arrivera pas jusque-là. Voilà ce qui est à craindre. 

Au revoir, baisers affectueux à tous les deux et soignez-vous bien. 

Blanche 

Jeudi 20 juin 21 h 00, 

Ma bien chère fille, 

Je viens de recevoir ta lettre où tu me parles de Monsieur Servais. Tu as fait  un très bon menu. Je suppose que cela doit être Madame … qui te l’a indiqué. C’était parfait. J’espère que tout se sera bien passé. Je l’attendrai donc lundi à 14 h 00 et j’emmènerai Marthe avec moi pour qu’elle puisse la connaître. Ci-jointe une lettre de Maria reçue ce soir. Je vais lui répondre de suite.

Lorsque j’ai quitté Gabriel ce soir, vers 19 h 00, il avait 39°. Il m’a parlé de Jeandot sans que je sollicite l’entretien, et j’ai su beaucoup. Il m’a dit que mademoiselle J... (?) lui avait  écrit deux fois, mais qu’il ne lui avait jamais répondu. Qu’elle avait abusé de lui et qu’elle le talonnait pour avoir sa photo afin de l’envoyer à sa sœur, qu’elle avait hâte que la compromission soit complète. Que le père ne connaissait rien du tout, mais, que dans la circonstance, elle avait été très coupable. Qu’à sang-froid, il avait jugé sa manière de faire, tout à fait incorrecte et répréhensible. C'est pourquoi il n’avait pas voulu répondre.

 Lorsque ses cantines seront à Saint-Brieuc, papa Charles, m’a-t-il dit, prendra la photo de Suzanne et la remettra au père sans commentaires. Il m’a dit à nouveau encore combien je l’avais tiré du pétrin où il s’était mis par sa faute, et qu’il se repentait de la peine qu’il nous avait faite à ce moment-là. Tout de même, il faudrait songer à le marier. Je lui ai promis que, sitôt guéri, on s’en occuperait pour de bon, mais qu’il me serait bien plus agréable de marier sa sœur la première. Naturellement, m’a-t-il dit. C’est ainsi que je comprends la chose. Alors, nous sommes d’accord sur ce point, ton tour viendra tout de suite après.

C’est la première fois qu’il me cause sainement et sérieusement. C’est donc une preuve qu’il allait mieux de 17 h 00 à 19 h 00. Vivons au jour le jour comme m’a dit, hier, le docteur Iselin.

Le colonel lui a écrit qu’il conservait sa place et qu’il aurait été heureux de lui attacher lui-même sa croix si bien méritée.

Le régiment est dans la craie et le colonel montait à son poste de commandement le 17 au matin. 9 disparus, 2 tués et 7 ou 8 blessés parmi les officiers dit le colonel.

Ma chère Marcelle, tu oublies dans tes lettres de dire bonjour à cousine Marthe. Tu as le temps de joindre un petit mot spécial pour elle dans ta lettre.

Je ne t’écris pas longuement dis-tu ! Que pourrais-je te dire ? Le matin, je vais vers Gabriel où alors je pars pour y être à midi. Je reste vers lui toute la soirée et je ne rentre qu’à 19 h 00. On dîne, après on écrit comme ce soir et on se couche. Et c’est toujours ainsi.

Ci-jointe une lettre de Maria. Je vais lui répondre tout de suite.

Gabriel m’a fait ses comptes de 17 h 00 à 19 h 00. Il n’a pas perdu le nord. J’attends demain pour voir comment il va passer la nuit.

Bonsoir à tous les deux. Il y a des heures où je désespère et d’autres où j’espère beaucoup.

Affections,

Blanche 

Vendredi 21 juin 1918,

J’ai déjà écrit à Marcelle ce matin, mais je tiens à le faire à nouveau tous les jours à la même heure. Arrivée vers Gabriel à midi. Je l’ai fait déjeuner, du bouillon bu dans un canard et un œuf à la coque sans pain. La température ce matin était de 38° 1. Je lui ai dépouillé un énorme courrier arrivé du front, plus de 30 lettres. Il a lu lui-même celles de ses amies. Il y avait trois écritures différentes. Une, entre autres qui s’appelle Marton, et qui écrit rudement bien.

Je fais la secrétaire, sauf pour les lettres d’amour. J’ai écrit à ses deux derniers colonels et à tous ses camarades. Je ne le quitterai qu’à 19 h 30.

Il y a une grande belle et forte infirmière qui le soigne. C’est la fille de Coville, qui, autrefois, était directeur de l’enseignement secondaire. Ça va bien.

J’ai reçu hier soir le col. Je l’offrirai à la jeune demoiselle Garreau, quand elle viendra voir Gabriel, comme elle l’a promis.

À l’heure où j’écris, je trouve Gabriel mieux, mais ce qui m’embête, c’est qu’il se plaint toujours du derrière de la tête. On va peut-être lui couper les cheveux ce soir, quand la faiblesse diminuera.

J’attendrai madame… lundi à 14 h 00, mais, sitôt le premier coup de canon, je file. Je suis vraiment en mauvais état.

Baisers affectueux à tous les deux et bonjour à tout le monde.

Blanche 

Portrait_dessine_du_capitaine_Gerard

Vendredi 21 juin 1918 à 19 h 00, 

Bien chers,

J’ai eu, vers 16 h 00, la visite de Madame Garreau et de sa fille ainée qui ressemble beaucoup au papa. Elle apportait 4 oranges à Gabriel. Je lui ai offert le col pour la petite jeune fille en promettant à l’aînée de lui en faire un lorsque je serai de retour à Saint-Brieuc. Cela a paru lui faire plaisir. Il faudrait que papa Charles tâche d’avoir quelques paquets de tabac, pour cousine Marthe. Envoyez-les-lui directement. Mettez-moi aussi, dans la lettre, quelques tickets de pain. Et puis, pensez à aller les renouveler, en temps voulu pour juillet. Demandez à Jeanne. Et puis, pour juin, il y a à prendre un kilo de sucre chez Potin en cherchant la carte dans le tiroir à cuillères, puis celui de mai et de juin chez le Douane avec la carte d’alimentation.

Arrangez-vous pour le mieux tous les deux. Je reste jusqu’au dernier coup de canon. La température est de 38° 6 ce soir.

Gérard se plaint beaucoup de la tête. On lui a coupé les cheveux. Cela lui échauffait trop la tête.

Bien que je sois tout le temps à côté de lui, il trouve encore le moyen de sonner les infirmières. Il les fatigue, si tous les malades étaient comme lui !! Il lui faut toujours quelqu’un à côté de lui.

Nous partageons, avec Marthe, la dépense. À midi, j’ai acheté le déjeuner et elle fera le diner ce soir. Le matin, je mange du chocolat. Marcelle m’en avait mis quelques tablettes. J’en prends la moitié d’une et, comme cela, je n’use pas de sucre. Je m’arrange de façon à ne pas lui faire faire de frais et ça va comme cela.

Hier soir, Delpy est venu seul diner. Hippolyte était consigné. Ce soir, sa mère va aller le voir. C’est pourquoi je reste avec Gabriel jusqu’à 19 h 30. Je ne serai chez elle que vers 20 h 00. À peine si elle sera rentrée. 

Voilà, je vais quitter Gabriel. Il a dîné d’un bouillon. Il avait aussi de l’omelette, un œuf trop salé, un soupçon de gruyère, plus un doigt de vin blanc, additionné de beaucoup d’eau. 

Cela m’embête que, plusieurs fois dans l’après-midi, il ait eu des cauchemars. L’infirmière dit que c’est de la faiblesse. Il y a eu aussi des pleurs. Je serai là de nouveau demain pour midi, pour le faire déjeuner. 

20 h 00 : Au moment où je quitte Gabriel, il se plaint de bourdonnements dans la tête et dans les oreilles. Il a des compresses d’alcool camphrées sur le front.

Bonsoir,

Blanche 

Samedi 22 juin 1918 à 15 h 00,

Bien chers,

À cause de la lenteur de Marthe, je ne suis arrivée vers Gabriel qu’a 12 h 30. Il est vrai que j’ai eu deux pannes de métro en venant. La température de ce matin était de 38°. La plaie est belle, me dit-on, les urines vont normalement. Mais il a eu des idées bizarres toute la nuit et pendant que je lui donnais à déjeuner il m’a dit qu’il voulait du vin blanc du lycée de Vesoul !!

Par moment il divague, les infirmières me disent qu’il ne faut pas y faire attention, qu’il va avoir des hauts et des bas, comme les grands malades. Le docteur Iselin a été prévenu de ce fait ce matin disent-elles et on va lui faire des piqures de cacodylate.

Notre bien cher malade est très exigeant et n’est pas toujours commode, même avec sa maman. Que voulez-vous que je dise ? J’attends un mieux qui, parait-il, vient bien lentement, mais sûrement.

Espérons donc et ayons confiance dans sa bonne étoile.

De tous les côtés, je reçois des lettres pour demander des nouvelles. J’en ai eu une de Marguerite André, et une de Juliette ce matin. Je vous les enverrai demain. Ci-jointe une lettre de Madame Marfayou que j’ai reçue aussi ce matin. Si le père Jamet vient demain, il lui emportera les nouvelles. Hier, j’ai au moins répondu à 20 lettres pour lui. Mes après-midis sont occupés rien que pour lui. Enfin, si seulement je peux arriver à un résultat. Je suis arrivée à midi, mais j’ai bien des angoisses !!! 

Je me hâte de mettre cette lettre à la conciergerie pour être sûre que vous l’aurez demain matin.

Affections à tous les deux et ne désespérez pas non plus.

Blanche 

Samedi 22 juin 1918 16 h 00, 

Gabriel a un fort mal de tête, mais il se plaint davantage ou le sent plus, parce qu’il est plus faible.

Il m’a cependant dit moins de bizarreries qu’hier.

 Ainsi vers 15 h 30, il m’a dit : « Maman, dans les 4 régiments, il y a eu un d’esquinté. Les trois autres sont intacts, je vais aller vivement prendre le commandement pour le remettre sur pied.

Un peu après, il m’appelle : « il faut me procurer des béquilles que j’aille à l’enterrement des deux victimes.»

On lui a donné une drogue dans du tilleul pour calmer le mal de tête. 

16 h 50 : Il vient de saigner un peu du nez du côté droit. 

17 h 15 : 39° 3. J’ai bien vu toute la soirée que ce soir la température serait haute, car il était très rouge. Voilà donc encore une journée de fièvre qui vient et demain dimanche, la journée ne sera pas dans les bonnes. La nuit sera certainement agitée aussi. 

Je ne sais si je vous ai dit qu’avec Madame Coville, comme infirmière, il y en avait une autre qui boîte comme Jo, qui est la fille de Gallois, ancien normalien, professeur à la faculté des lettres. 

17 h 30 : Dîner – Un bouillon bu dans un canard, un œuf à la coque et deux bouchées de fromage. L’infirmière dit que du côté des urines cela va parfaitement, la sonde donne goutte à goutte ce qu’il faut.

Mais il est d’une faiblesse extrême. Toujours la même phrase : « Nous aurons des hauts et des bas.» Rien d’alarmant me dit-on. Dois-je le croire ? 

19 h 15 : Mademoiselle Gallois vient de lui apporter une bouillie très claire de châtaignes. Je redoute pour la nuit. Il est vrai qu’on va lui donner une infusion de tilleul avec un peu de morphine. Je vais partir à 18 h 45, retrouver mes pénates à la gare de Lyon. 

Bonsoir à tous deux,

Blanche 

Dimanche 23 juin,

Dimanche midi,

J’arrive vers Gabriel. La situation s’aggrave, il y a un commencement de méningite. Le docteur me le fait dire. Situations des plus graves. Précautionne-toi d’argent et arrive au premier appel. Que vais-je faire en cas de malheur ? L’emmener où ? Il m’a appelée paraît-il toute la nuit. Je vais passer celle-ci près de lui.

Dis à Marcelle qu’elle prépare, en cas d’évènement, ma jupe de drap noir qui doit être dans son placard ou dans le buffet, et un corsage de crêpe qui est dans un carton en bas de son placard. Il y a aussi un chapeau de crêpe dans un sac ou dans une caisse au bas de ce placard.

 En plus, il y a un carton dans le rayon du haut, un carton gris bordé de vert. Il y a dedans des affaires de crêpes à jeter dans un sac, châles, voiles et chapeaux.

Ton pantalon noir est dans le bas de la commode. Ta jaquette et ton gilet noir sont dans le buffet du salon. Mais j’espère quand même jusqu’au bout.

Je vais beaucoup prier. Faites-le aussi vous-même, cela peut s’éterniser plusieurs jours encore. Madame Jamet est venue le voir, pas moyen, défense de faire entrer personne. 

Quand je le quitte pour aller déjeuner, il chante et divague de plus en plus à 12 h 30. 

Affections,

Blanche 

Le capitaine Gérard décède le 24 juin 1918, à l’âge de 24 ans. Quatre longues semaines à souffrir sur son lit d’hôpital.  Charles et Marcelle Gérard vont devoir retourner à Paris pour les obsèques. 

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Après une cérémonie religieuse qui a lieu dans l’église de Saint-Hippolyte le 27 juin 1918, le capitaine Gérard est enterré provisoirement au cimetière parisien d’Ivry. Au cours de la cérémonie, le sous-directeur de l’école normale supérieure, prononce le discours suivant : 

Madame, Monsieur,

Nous ne nous séparerons pas de vous, dans ce cimetière où il vous faut laisser pour un temps la dépouille de votre fils, sans que vous ayez reçu de l’école le remerciement qu’elle vous doit pour la confiance avec laquelle vous lui avez demandé de vous assister dans ces cruels jours d’épreuve.

En venant à vous, vous aviez deviné que votre anxiété serait notre anxiété ; en nous quittant, vous emporterez la certitude que votre deuil est notre deuil. Une fois de plus, après tant d’autres, hélas ! Nous communions avec les âmes douloureuses d’un père et d’une mère que le sacrifice accable sans les révolter. Comme eux, nous en mesurons la grandeur, et nous voulons comme eux que cette mesure soit aussi celle de nos espérances

Votre fils sera de ceux que nous n’aurons fait qu’entrevoir. Dès longtemps vous nous l’aviez donné. Tout votre effort et tout le sien n’avaient jamais tendu que vers l’école normale. Nous n’aurons connu de lui que la joie d’être admis dans cette petite patrie d’élection, que l’ardeur de son renoncement quand il en fut séparé par l’appel de la grande patrie commune, que la fidélité de son affection à travers quatre années de guerre, où toutes les forces de son esprit et de son cœur se donnèrent pourtant sans réserve à ses devoirs de soldat.

La mort le prit, et, dans son cercueil enveloppé du drapeau, il n’aura pas reçu l’adieu de ses compagnons d’armes, de ceux avec lesquels il s’est offert à elle. Mais puisque c’est près de nous qu’il est venu mourir, nous pouvons bien confondre en un seul adieu, l’adieu de ses camarades d’études et celui de ses camarades de combat, celui de ses maîtres et celui de ses chefs.

C’est comme officier que nous le reconnaissons nôtre, comme un type achevé de cet officier universitaire que tous les soldats ont aimé, auquel tant de chefs ont rendu hommage, et de ceux de Gabriel Gérard qui ont honoré en lui leur confiance et leur affection constantes.

Ses années d’école, il les a faites au 149e R.I., et il y est devenu capitaine dans le temps où, chez nous, il serait devenu agrégé. Sa large culture humaine, culture de l’intelligence et culture de la conscience, a été le principal ressort de sa vie militaire. Par là, il a été aussi normalien que le plus normalien de ses anciens, et, loin de l’école, il en est resté le vrai fils, dont la pensée demeurait tournée vers elle comme vers la maison où s’épanouissaient un jour pleinement, dans la liberté de la paix, toutes les richesses de sa vie intérieure, qu’il asservissait sans regret aux contraintes de la guerre.

Son rêve ne sera pas réalisé, son rêve qui était aussi le vôtre. Du moins, le souvenir vous restera, et la fierté, de ses quatre années dont la plénitude et la valeur ont dépassé tous les rêves, en confondant sa vie avec la vie même de la patrie. Et, en mourant, il vous lègue sa foi dans la destinée de cette patrie pour laquelle il est mort.

Nous aussi, nous conserverons chèrement son souvenir, comme une part de ce trésor d’honneur qu’ont amassé pour l’école tant de jeunes existences sacrifiées en pleine fleur, dont les promesses étaient si brillantes, et qui ont donné plus que leurs promesses, en s’offrant, non pour orner et embellir la France, mais pour la sauver.

Vous allez partir. C’est pour vous un déchirement de vous en aller loin de lui, de ne pouvoir l’emporter tout de suite avec vous, vers la tombe où l’attendent vos morts, où vous le rejoindrez un jour. Confiez-nous cette tombe provisoire. Nous vous la garderons d’un cœur tout à fait ami, d’un cœur qui sera vraiment selon le vôtre. Ce seront nos pensées mêmes que nous apporterons près d’elle. Notre piété pour lui sera aussi notre piété pour tous ceux de ses camarades qui sont tombés comme lui.

Notre piété pour vous sera aussi notre piété pour tous les parents, des nôtres qui pleurent comme vous. De ce coin de terre auquel vous confiez ses restes, notre tristesse, en rejoignant la vôtre, s’en ira vers ceux dont nul ne sait où sont les restes, dont aucune tombe ne gardera jamais le nom, dont les pères et les mères n’auront jamais un coin de terre où s’agenouiller pour pleurer

Ce sont bien là, n’est-ce pas, vos pensées, par quoi votre deuil se grandit et s’ennoblit du deuil de tous ceux qui ont donné comme vous leurs enfants. Allez. Emportez dans vos cœurs, avec votre douleur à vous, la grande douleur commune, rançon de l’espérance commune. Un jour viendra, bientôt, je l’espère, où nous vous retrouverons ici, pour vous rendre la chère dépouille. Les souffrances d’aujourd’hui ne seront pas éteintes : dans votre mémoire des images se lèveront en foule pour les raviver ; mais vous sentirez aussi sur vous, ce jour-là, la bénédiction de la patrie, et, tout bas, la voix même de celui que vous pleurerez encore murmurera à vos oreilles la parole du dieu de paix et de miséricorde : « bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » 

Sepulture_du_capitaine_Gerard

Le lieu où repose actuellement le capitaine Gérard m’est inconnu. 

Sources :

Les Lettres rédigées par Blanche Gérard et les documents proposés ici, proviennent toutes de ma collection personnelle. 

Un grand merci à M. Bordes et à A. Carobbi.

 

149e R.I., un régiment spinalien dans la Grande Guerre.
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