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149e R.I., un régiment spinalien dans la Grande Guerre.
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4 mars 2024

3 mars 1915 – témoignages du commandant Laure

 

Le 3 mars 1915, le commandant Laure est à la tête du 3e bataillon du 149e R.I.. Son bataillon occupe le secteur de seconde ligne à Noulette lorsqu’il reçoit l’ordre de rejoindre au plus vite l’emplacement assigné à ses compagnies en cas d’offensive ennemie. Témoin direct d’une attaque allemande, il écrira plus tard deux récits sur les évènements. Le premier, court, édité dès 1917 dans son livre « Jours de gloire, jours de misère » et le second, plus dense, dans « Lorette, une bataille de douze mois, octobre 1914 – octobre 1915 », publié en 1929.

 

Le premier texte se concentre sur ses officiers subalternes et présente une vision au « ras de la tranchée » ; le second, écrit plus tard, offre une lecture plus large de l’attaque allemande du 3 mars ; dans ce second texte, il fait part de ses remarques et de ses réflexions personnelles.

 

Ainsi, les deux textes fonctionnent de manière complémentaire, offrant deux points de vue différents sur les mêmes faits.

 

 La vision du 3 mars 1915 mentionnée dans le livre « Jours de Gloire, jours de misères ».

 

 

« Sinistre journée pour la 9e, qui était en réserve à Noulette. En débouchant pour se porter au secours des premières lignes, elle reçoit une salve de 150 en plein milieu de la section du petit Larnac arrivé hier de Saint-Cyr et douze corps horriblement mutilés se contorsionnent dans les spasmes de l’agonie sur le chemin de briques conduisant au « bois des Boches ».

 

L’après-midi, la compagnie « sort », pour reprendre un élément de tranchée. Les mitrailleuses ne lui permettent pas de faire dix mètres. Les tirailleurs s’écrasent sur le sol pour échapper aux coups et, jusqu’à la nuit, nous restons sans nouvelles de nos camarades.

 

Le bruit court que les quatre officiers sont tués. Cependant, « notre Alfred » aussitôt que l’obscurité le permet, nous rejoint en rampant, les traits complètement décomposés par une trop longue angoisse. Haletant, il demande le secours de quelques hommes valides pour sauver le corps du capitaine Baril, tué d’une balle à la tête.

 

Il le rapporte quelques minutes après, et l’étend pieusement sur un brancard, s’appliquant à le dégager de la boue où il se perd, méconnaissable. D’un autre côté, deux hommes reviennent avec le « père Victor »  dont ils soutiennent la démarche défaillante.

 

Le commandant, qui avait désespéré de le revoir, le reçoit dans ses bras et lui donne l’accolade.

 

Quant au jeune Larnac, des brancardiers viennent de le coucher auprès de son capitaine. Son visage est si calme sous une pâleur de cire, ses traits sont si reposés dans la sérénité d’un radieux idéal de jeunesse que nous ne savons s’il est mort ou s’il dort. Il est froid, son âme s’est envolée.

 

Notre ancêtre et notre benjamin, l’expérience rassise et l’enthousiasme vibrant du bataillon, ont été couchés sous la même rafale, l’un qui affectait de ne plus croire à rien, l’autre qui espérait tout. L’un et l’autre ayant accompli avec une égale foi le geste qui tend vers la victoire et on meurt pour que la France en vive.

 

Le major, presque en même temps, rend compte au commandant que le lieutenant Thomas, le vaillant défenseur de la « ferme tragique », a été frappé d’une balle à la tête et qu’il expire au poste de secours de Noulette.

 

Ainsi disparaissent peu à peu tous mes héroïques camarades, et tous mes chefs du début, ainsi que ceux qui les ont remplacés ! »

 

La vision du 3 mars 1915 mentionnée dans le livre « Lorette une bataille de douze mois ».

 

 

« … Le 3 mars à sept heures, après une nuit de silence succédant à une véritable débauche de gros projectiles et de torpilles sur toutes nos tranchées de plateau, nous sommes réveillés par une rafale d’explosions retentissantes.

 

Le sol en est ébranlé sur plusieurs kilomètres. Le vacarme se poursuit, assourdissant, pendant une demi-heure.

 

Vers 8 h 00, commencent à arriver à la Forestière des chasseurs affolés, les yeux hagards, quelques-uns ayant conservé leurs armes et équipement, la plupart nu-tête et désarmés, les premiers sains et saufs, les suivants plus ou moins grièvement blessés : «  Nous sommes f… ! Ils sont là, ils nous suivent, ils vont arriver ! Les bandits !... »

 

Grosse émotion dans tout le camp, les officiers vont et viennent, inquiets, mais calmes. À l’est du bois, la fusillade crépite.

 

Nous sommes là quelques vieux guerriers, habitués à ces premiers affolements au début d’une affaire un peu chaude. Dès l’abord, ceux qui arrivent à l’arrière sont sujets à caution : ou bien ce sont «les faibles» qui n’ont pas résisté à une lourde émotion et qui dans la mêlée ont échappé à l’action de leurs chefs ; ou bien ceux qui se sont trouvés là où «ça brûle» et qui sont projetés en l’air par une explosion de mine ou de marmite, bousculés, retournés, dépossédés de leurs sens par la violence des événements, puis automatiquement entraînés dans le courant des faibles.

 

Il faut n’avoir jamais été au feu pour nier, dans tous les combats, surtout ceux où l’on est attaqué, l’existence de ces «décalages» individuels, ou pour s’en indigner outre mesure. L’art du commandement consiste justement à ne pas se laisser émouvoir, à réparer au plus vite les brèches de la digue et à remettre en bonne voie les courants divergents qui auraient pu se former. Il doit y avoir quelque chose de sérieux.

 

Les renseignements deviennent précis à 9 h 00. Les Allemands ont prononcé une très grosse attaque, dont le signal semble avoir été le déclenchement instantané de toutes les bouches à feu, canon ou minenwerfer, disponibles devant notre front. Il est probable que des explosions de mines s’y sont ajoutées. L’effet a été terrifiant, à n’en pas douter.

 

Parmi ce tintamarre, l’infanterie s’est précipitée en masse sur nos tranchées, où elle a pris pied avant que la plupart de nos chasseurs aient eu le temps de sauter sur leurs fusils ou leurs mitrailleuses.

 

Le flot le plus important, débouchant des organisations avoisinant la Chapelle, s’est précipité vers la partie sud de «la haie», prenant ainsi à revers toutes nos tranchées ou boyaux de la partie nord, en échelon très avancé par rapport à la première. Il est à craindre qu’il y ait eu un sérieux «coup de filet», vers la corne est de ce que nous appelons maintenant « le bois 8 », allongé en languette sur le rebord nord du plateau, et à l’extrémité du «boyau Laprade» : les Boches, si l’on en croit certains renseignements, occuperaient actuellement le «boyau VI» et le «boyau VII», c’est-à-dire une position très en deçà de la précédente !

 

Un détachement de sapeurs est envoyé sur les lieux pour aider l’infanterie à se rétablir.

 

Toute la traversée des bois est pénible et dangereuse, car l’artillerie ennemie les arrose avec de la « lourde » pour empêcher nos réserves de s’y rassembler et de s’y mouvoir. Nous arrivons à  « la baraque » et «au chemin creux de Noulette», nous sommes stupéfaits de nous trouver en toute première ligne.

 

Nous sommes en plein tumulte de commandements saccadés et émus. Des groupes hétérogènes de chasseurs aux numéros divers se rassemblent autour des gradés et exécutent une fusillade nourrie. Il y a de nombreux blessés gémissants et suppliants qui voudraient bien trouver «la sortie» du boyau, mais que le brouhaha immobilise parmi les combattants.

 

On nous dit que, quelques minutes auparavant, un groupe d’Allemands, particulièrement audacieux, s’est avancé jusqu’au «P.C. du chemin creux de Noulette», heureusement bien vite repoussé par nos patrouilleurs.

 

La situation est sérieuse. Il est bien exact que l’ennemi tient le bois 8, une grande partie du boyau Laprade, les boyaux VI et VII, et toute la partie nord de «la haie». Mais, circonstance favorable pour la préparation de nos contre-attaques, nous tenons encore tout le «boyau de crête», au rebord sud du plateau. On raconte qu’un capitaine du régiment de réserve voisin s’est placé avec quelques hommes en tête de ce boyau, vers le sud de «la haie», arrêtant de ce côté les tentatives ennemies, les faisant dévier vers le boyau Laprade et restant ainsi, sur leur flanc, une menace redoutable.

 

Voilà qui souligne suffisamment l’erreur où nous étions engagés depuis quelques semaines ! Une poignée de braves, solidement accrochée à  un barrage de boyau improvisé en « repli » a pu arrêter une attaque… La leçon portera, quoi qu’il arrive. Dans cette guerre, il ne faut entreprendre les travaux offensifs qu’après avoir assuré l’inviolabilité du front de départ. Et l’inviolabilité d’un front comporte essentiellement, derrière la ligne de tir, l’aménagement d’une deuxième tranchée tenant la première sous son feu et pouvant servir, en cas de malheur, de base de départ pour une contre-attaque immédiate.

 

Oh les braves chasseurs ! Pendant les deux jours qui ont suivi cette alerte, quel beau spectacle de ténacité, d’activité, d’allant, ils nous ont donné !

 

Nous les avons vus s’accrocher au sol, à hauteur de la Baraque et du Chemin creux, pour se rétablir d’abord et arrêter la trombe. Ils ont rameuté, puis massé leurs compagnies se préparant à la contre-attaque, dans ces bois du «chemin creux», dont le couvert protecteur n’est plus qu’illusoire en cette saison et où les obus ennemis leur ont causé pendant deux jours les pertes les plus lourdes.

 

D’un premier élan, s’appuyant à droite sur le régiment de réserve, ils ont repris pied dans le boyau VII et «ramassé» dans le boyau Laprade une centaine d’allemands qui, s’y croyant déjà en sécurité, creusaient des niches dans la craie. Ensuite, l’artillerie leur fait une belle ouverture !

 

Nos «75» ont exécuté, chose que nous n’avions jamais entendue, un feu roulant, à pleine vitesse, pendant près d’une heure. Les «lourds» les ont appuyés et scandés de leurs obus. Le déluge de fer et de fonte s’est abattu sur les tranchées échelonnées du boyau VI jusqu’à «la haie». Le Boche a «trinqué ferme», car il n’avait pas encore eu le temps de s’y creuser des abris.

 

Quelques secondes de silence angoissant après ce feu… puis les chasseurs se sont avancés en rangs serrés, à la sonnerie de la charge, poussant des cris d’enthousiasme et de mort. La vraie scène d’assaut, telle que nous l’avions connue autrefois ! Nos âmes tressaillaient, nos jambes tremblaient, car on n’entend pas, de tout près, de tels accents sans vibrer jusqu’au plus profond de soi.

 

La contre-attaque a pu réoccuper « la haie» et la plus grande partie du bois 8, à l’exclusion cependant de sa corne est. Elle a été appuyée au nord, sur les pentes boisées et dans la clairière dite de Marqueffles, par un bataillon du régiment qui avait occupé le plateau pour la première fois en octobre et qui voulait  être à l’honneur de cette deuxième et définitive conquête.

 

Au total, l’affaire se chiffre pour nous par la perte des tranchées à l’est de « la haie » ainsi que de toutes les sapes offensives que nous avions dirigées vers la première ligne allemande pour nous en emparer lorsque l’ordre en sera donné… à un « 3 mars » qui eût pu tourner à notre avantage, si nous avions eu l’initiative de l’attaque. C’est une perte de terrain peu appréciable, car, tenant la « haie », nous pouvons garantir la possession du plateau.

 

Les pertes en hommes sont sévères. Quatre bataillons de chasseurs ont été très lourdement éprouvés. Il faut les relever d’urgence.

 

Une autre division entre en ligne, héritant, comme toujours en pareille circonstance, d’une situation difficile : plus de première ligne continue, des éléments de boyaux qu’il faut raccorder par un pénible travail à la sape, beaucoup de morts à enterrer, des cheminements à remettre en état, des magasins de secteurs à reconstituer…

 

L’ennemi, par bonheur, est peut-être encore plus éprouvé. Il a brusquement cessé toute activité offensive, s’organisant sur le terrain qu’il nous a pris, s’y couvrant par des fils de fer. Son dernier coup d’audace est l’enlèvement d’une tranchée en avant de la partie sud de la « haie » où l’un des nouveaux régiments avait, le soir de son arrivée, jeté quelques fractions «  à tout hasard » sans bien savoir s’il y avait lieu de la comprendre dans une nouvelle première ligne… coup d’audace, qui fut du coup d’œil et de la décision, auxquels il faut savoir rendre justice.

 

En réalité, l’arrêt brusque de leur offensive nous prouve que les Allemands en ont souffert encore plus que nous-mêmes, sinon, ils l’auraient mieux et plus vite exploitée.

 

Leur « 3 mars » est comme notre « 17 décembre » : une affaire aux maigres résultats : ratée ! »

 

Sources :

 

« Lorette une bataille de douze mois » d’Henri René. Éditions Perrin et Cie. 1929.

 

« Jours de gloire, jours de misère… » d’Henri René. Éditions Perrin. 1917. Les noms de famille non cités dans l’ouvrage ont été rétablis)

 

Les portraits du commandant Laure proviennent de la collection personnelle de F. Amélineau.

 

Les photographies ont été réalisées par P. Lamie. 

 

Un grand merci à M. Bordes, F. Amélineau, à A. Carrobi, à P. Lamie, et aux descendants du commandant Laure.

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