Le capitaine Gérard entre dans une brève période de rémission. Malgré les soins prodigués, la situation finit par s’aggraver. Blanche, désemparée, envisage le pire…
Jeudi 20 juin 15 h 00,
Bien chers,
Je suis arrivée vers Gabriel avant midi avec Marthe. Nous avions déjeuné toutes les deux à 10 h 00 et nous sommes venues de bonne heure. Notre cher malade va un tantinet mieux. La température hier soir à 17 h 00 était de 39° 3 et ce matin de 38° 4. La nuit sans sommeil a été relativement calme, sauf au matin, me dit l’infirmière.
Il a eu à déjeuner, à midi, un peu de bouillon et un œuf à la coque, mais des envies de vomir nerveuses l’ont pris. On va lui faire un pansement cet après-midi au lieu de ce matin. Ce matin, il y avait une lettre de Betty qui est à Chaumont, une de madame Rioche qui doit venir ce tantôt, une de Maria d’Aix et la vôtre, plus une du colonel Vivier.
Gabriel me dit : « embrasses bien papa et puis Marcelle et qu’on donne le bonjour à tous les amis ». Ma commission est donc faite.
Il paraît qu’on va … (?) dans 15 jours, mais je filerai vers vous avant, du reste dès que le mieux sera constaté plusieurs jours de suite. Je ne quitte pas Gabriel sauf lundi où je suis allée deux heures pour aller manger. J’ai eu tort, car Gabriel allait plus mal à mon retour. Aussi, je ne le quitterai plus du tout. Je rentre chez Marthe vers 19 h 30. Nous causons et ensuite on se couche jusqu’à 7 h 00. Nous partageons nos déjeuners. Je suis vraiment fatiguée et nerveuse. J’ai peur d’être obligée de me mettre au lit en rentrant, surtout depuis dimanche où je vois des hauts et des bas. J’ai un peu peur de perdre le ciboulot.
15 h 30 : Madame Rioche vient de repartir. Elle a apporté des fleurs à Gabriel. Elle a 24 heures de permission et demande à repartir dans une ambulance de front. Elle reviendra la semaine prochaine si elle est toujours à son poste aux environs de Lagny. Gabriel a uriné toujours avec sa sonde normalement. Le liquide qui s’écoule du canal rachidien diminue, mais il a une nervosité très grande, qui, si elle augmentait, parviendrait à troubler l’équilibre mental. Espérons que cela n’en arrivera pas jusque-là. Voilà ce qui est à craindre.
Au revoir, baisers affectueux à tous les deux et soignez-vous bien.
Blanche
Jeudi 20 juin 21 h 00,
Ma bien chère fille,
Je viens de recevoir ta lettre où tu me parles de Monsieur Servais. Tu as fait un très bon menu. Je suppose que cela doit être Madame … qui te l’a indiqué. C’était parfait. J’espère que tout se sera bien passé. Je l’attendrai donc lundi à 14 h 00 et j’emmènerai Marthe avec moi pour qu’elle puisse la connaître. Ci-jointe une lettre de Maria reçue ce soir. Je vais lui répondre de suite.
Lorsque j’ai quitté Gabriel ce soir, vers 19 h 00, il avait 39°. Il m’a parlé de Jeandot sans que je sollicite l’entretien, et j’ai su beaucoup. Il m’a dit que mademoiselle J... (?) lui avait écrit deux fois, mais qu’il ne lui avait jamais répondu. Qu’elle avait abusé de lui et qu’elle le talonnait pour avoir sa photo afin de l’envoyer à sa sœur, qu’elle avait hâte que la compromission soit complète. Que le père ne connaissait rien du tout, mais, que dans la circonstance, elle avait été très coupable. Qu’à sang-froid, il avait jugé sa manière de faire, tout à fait incorrecte et répréhensible. C'est pourquoi il n’avait pas voulu répondre.
Lorsque ses cantines seront à Saint-Brieuc, papa Charles, m’a-t-il dit, prendra la photo de Suzanne et la remettra au père sans commentaires. Il m’a dit à nouveau encore combien je l’avais tiré du pétrin où il s’était mis par sa faute, et qu’il se repentait de la peine qu’il nous avait faite à ce moment-là. Tout de même, il faudrait songer à le marier. Je lui ai promis que, sitôt guéri, on s’en occuperait pour de bon, mais qu’il me serait bien plus agréable de marier sa sœur la première. Naturellement, m’a-t-il dit. C’est ainsi que je comprends la chose. Alors, nous sommes d’accord sur ce point, ton tour viendra tout de suite après.
C’est la première fois qu’il me cause sainement et sérieusement. C’est donc une preuve qu’il allait mieux de 17 h 00 à 19 h 00. Vivons au jour le jour comme m’a dit, hier, le docteur Iselin.
Le colonel lui a écrit qu’il conservait sa place et qu’il aurait été heureux de lui attacher lui-même sa croix si bien méritée.
Le régiment est dans la craie et le colonel montait à son poste de commandement le 17 au matin. 9 disparus, 2 tués et 7 ou 8 blessés parmi les officiers dit le colonel.
Ma chère Marcelle, tu oublies dans tes lettres de dire bonjour à cousine Marthe. Tu as le temps de joindre un petit mot spécial pour elle dans ta lettre.
Je ne t’écris pas longuement dis-tu ! Que pourrais-je te dire ? Le matin, je vais vers Gabriel où alors je pars pour y être à midi. Je reste vers lui toute la soirée et je ne rentre qu’à 19 h 00. On dîne, après on écrit comme ce soir et on se couche. Et c’est toujours ainsi.
Ci-jointe une lettre de Maria. Je vais lui répondre tout de suite.
Gabriel m’a fait ses comptes de 17 h 00 à 19 h 00. Il n’a pas perdu le nord. J’attends demain pour voir comment il va passer la nuit.
Bonsoir à tous les deux. Il y a des heures où je désespère et d’autres où j’espère beaucoup.
Affections,
Blanche
Vendredi 21 juin 1918,
J’ai déjà écrit à Marcelle ce matin, mais je tiens à le faire à nouveau tous les jours à la même heure. Arrivée vers Gabriel à midi. Je l’ai fait déjeuner, du bouillon bu dans un canard et un œuf à la coque sans pain. La température ce matin était de 38° 1. Je lui ai dépouillé un énorme courrier arrivé du front, plus de 30 lettres. Il a lu lui-même celles de ses amies. Il y avait trois écritures différentes. Une, entre autres qui s’appelle Marton, et qui écrit rudement bien.
Je fais la secrétaire, sauf pour les lettres d’amour. J’ai écrit à ses deux derniers colonels et à tous ses camarades. Je ne le quitterai qu’à 19 h 30.
Il y a une grande belle et forte infirmière qui le soigne. C’est la fille de Coville, qui, autrefois, était directeur de l’enseignement secondaire. Ça va bien.
J’ai reçu hier soir le col. Je l’offrirai à la jeune demoiselle Garreau, quand elle viendra voir Gabriel, comme elle l’a promis.
À l’heure où j’écris, je trouve Gabriel mieux, mais ce qui m’embête, c’est qu’il se plaint toujours du derrière de la tête. On va peut-être lui couper les cheveux ce soir, quand la faiblesse diminuera.
J’attendrai madame… lundi à 14 h 00, mais, sitôt le premier coup de canon, je file. Je suis vraiment en mauvais état.
Baisers affectueux à tous les deux et bonjour à tout le monde.
Blanche
Vendredi 21 juin 1918 à 19 h 00,
Bien chers,
J’ai eu, vers 16 h 00, la visite de Madame Garreau et de sa fille ainée qui ressemble beaucoup au papa. Elle apportait 4 oranges à Gabriel. Je lui ai offert le col pour la petite jeune fille en promettant à l’aînée de lui en faire un lorsque je serai de retour à Saint-Brieuc. Cela a paru lui faire plaisir. Il faudrait que papa Charles tâche d’avoir quelques paquets de tabac, pour cousine Marthe. Envoyez-les-lui directement. Mettez-moi aussi, dans la lettre, quelques tickets de pain. Et puis, pensez à aller les renouveler, en temps voulu pour juillet. Demandez à Jeanne. Et puis, pour juin, il y a à prendre un kilo de sucre chez Potin en cherchant la carte dans le tiroir à cuillères, puis celui de mai et de juin chez le Douane avec la carte d’alimentation.
Arrangez-vous pour le mieux tous les deux. Je reste jusqu’au dernier coup de canon. La température est de 38° 6 ce soir.
Gérard se plaint beaucoup de la tête. On lui a coupé les cheveux. Cela lui échauffait trop la tête.
Bien que je sois tout le temps à côté de lui, il trouve encore le moyen de sonner les infirmières. Il les fatigue, si tous les malades étaient comme lui !! Il lui faut toujours quelqu’un à côté de lui.
Nous partageons, avec Marthe, la dépense. À midi, j’ai acheté le déjeuner et elle fera le diner ce soir. Le matin, je mange du chocolat. Marcelle m’en avait mis quelques tablettes. J’en prends la moitié d’une et, comme cela, je n’use pas de sucre. Je m’arrange de façon à ne pas lui faire faire de frais et ça va comme cela.
Hier soir, Delpy est venu seul diner. Hippolyte était consigné. Ce soir, sa mère va aller le voir. C’est pourquoi je reste avec Gabriel jusqu’à 19 h 30. Je ne serai chez elle que vers 20 h 00. À peine si elle sera rentrée.
Voilà, je vais quitter Gabriel. Il a dîné d’un bouillon. Il avait aussi de l’omelette, un œuf trop salé, un soupçon de gruyère, plus un doigt de vin blanc, additionné de beaucoup d’eau.
Cela m’embête que, plusieurs fois dans l’après-midi, il ait eu des cauchemars. L’infirmière dit que c’est de la faiblesse. Il y a eu aussi des pleurs. Je serai là de nouveau demain pour midi, pour le faire déjeuner.
20 h 00 : Au moment où je quitte Gabriel, il se plaint de bourdonnements dans la tête et dans les oreilles. Il a des compresses d’alcool camphrées sur le front.
Bonsoir,
Blanche
Samedi 22 juin 1918 à 15 h 00,
Bien chers,
À cause de la lenteur de Marthe, je ne suis arrivée vers Gabriel qu’a 12 h 30. Il est vrai que j’ai eu deux pannes de métro en venant. La température de ce matin était de 38°. La plaie est belle, me dit-on, les urines vont normalement. Mais il a eu des idées bizarres toute la nuit et pendant que je lui donnais à déjeuner il m’a dit qu’il voulait du vin blanc du lycée de Vesoul !!
Par moment il divague, les infirmières me disent qu’il ne faut pas y faire attention, qu’il va avoir des hauts et des bas, comme les grands malades. Le docteur Iselin a été prévenu de ce fait ce matin disent-elles et on va lui faire des piqures de cacodylate.
Notre bien cher malade est très exigeant et n’est pas toujours commode, même avec sa maman. Que voulez-vous que je dise ? J’attends un mieux qui, parait-il, vient bien lentement, mais sûrement.
Espérons donc et ayons confiance dans sa bonne étoile.
De tous les côtés, je reçois des lettres pour demander des nouvelles. J’en ai eu une de Marguerite André, et une de Juliette ce matin. Je vous les enverrai demain. Ci-jointe une lettre de Madame Marfayou que j’ai reçue aussi ce matin. Si le père Jamet vient demain, il lui emportera les nouvelles. Hier, j’ai au moins répondu à 20 lettres pour lui. Mes après-midis sont occupés rien que pour lui. Enfin, si seulement je peux arriver à un résultat. Je suis arrivée à midi, mais j’ai bien des angoisses !!!
Je me hâte de mettre cette lettre à la conciergerie pour être sûre que vous l’aurez demain matin.
Affections à tous les deux et ne désespérez pas non plus.
Blanche
Samedi 22 juin 1918 16 h 00,
Gabriel a un fort mal de tête, mais il se plaint davantage ou le sent plus, parce qu’il est plus faible.
Il m’a cependant dit moins de bizarreries qu’hier.
Ainsi vers 15 h 30, il m’a dit : « Maman, dans les 4 régiments, il y a eu un d’esquinté. Les trois autres sont intacts, je vais aller vivement prendre le commandement pour le remettre sur pied.
Un peu après, il m’appelle : « il faut me procurer des béquilles que j’aille à l’enterrement des deux victimes.»
On lui a donné une drogue dans du tilleul pour calmer le mal de tête.
16 h 50 : Il vient de saigner un peu du nez du côté droit.
17 h 15 : 39° 3. J’ai bien vu toute la soirée que ce soir la température serait haute, car il était très rouge. Voilà donc encore une journée de fièvre qui vient et demain dimanche, la journée ne sera pas dans les bonnes. La nuit sera certainement agitée aussi.
Je ne sais si je vous ai dit qu’avec Madame Coville, comme infirmière, il y en avait une autre qui boîte comme Jo, qui est la fille de Gallois, ancien normalien, professeur à la faculté des lettres.
17 h 30 : Dîner – Un bouillon bu dans un canard, un œuf à la coque et deux bouchées de fromage. L’infirmière dit que du côté des urines cela va parfaitement, la sonde donne goutte à goutte ce qu’il faut.
Mais il est d’une faiblesse extrême. Toujours la même phrase : « Nous aurons des hauts et des bas.» Rien d’alarmant me dit-on. Dois-je le croire ?
19 h 15 : Mademoiselle Gallois vient de lui apporter une bouillie très claire de châtaignes. Je redoute pour la nuit. Il est vrai qu’on va lui donner une infusion de tilleul avec un peu de morphine. Je vais partir à 18 h 45, retrouver mes pénates à la gare de Lyon.
Bonsoir à tous deux,
Blanche
Dimanche 23 juin,
Dimanche midi,
J’arrive vers Gabriel. La situation s’aggrave, il y a un commencement de méningite. Le docteur me le fait dire. Situations des plus graves. Précautionne-toi d’argent et arrive au premier appel. Que vais-je faire en cas de malheur ? L’emmener où ? Il m’a appelée paraît-il toute la nuit. Je vais passer celle-ci près de lui.
Dis à Marcelle qu’elle prépare, en cas d’évènement, ma jupe de drap noir qui doit être dans son placard ou dans le buffet, et un corsage de crêpe qui est dans un carton en bas de son placard. Il y a aussi un chapeau de crêpe dans un sac ou dans une caisse au bas de ce placard.
En plus, il y a un carton dans le rayon du haut, un carton gris bordé de vert. Il y a dedans des affaires de crêpes à jeter dans un sac, châles, voiles et chapeaux.
Ton pantalon noir est dans le bas de la commode. Ta jaquette et ton gilet noir sont dans le buffet du salon. Mais j’espère quand même jusqu’au bout.
Je vais beaucoup prier. Faites-le aussi vous-même, cela peut s’éterniser plusieurs jours encore. Madame Jamet est venue le voir, pas moyen, défense de faire entrer personne.
Quand je le quitte pour aller déjeuner, il chante et divague de plus en plus à 12 h 30.
Affections,
Blanche
Le capitaine Gérard décède le 24 juin 1918, à l’âge de 24 ans. Quatre longues semaines à souffrir sur son lit d’hôpital. Charles et Marcelle Gérard vont devoir retourner à Paris pour les obsèques.
Après une cérémonie religieuse qui a lieu dans l’église de Saint-Hippolyte le 27 juin 1918, le capitaine Gérard est enterré provisoirement au cimetière parisien d’Ivry. Au cours de la cérémonie, le sous-directeur de l’école normale supérieure, prononce le discours suivant :
Madame, Monsieur,
Nous ne nous séparerons pas de vous, dans ce cimetière où il vous faut laisser pour un temps la dépouille de votre fils, sans que vous ayez reçu de l’école le remerciement qu’elle vous doit pour la confiance avec laquelle vous lui avez demandé de vous assister dans ces cruels jours d’épreuve.
En venant à vous, vous aviez deviné que votre anxiété serait notre anxiété ; en nous quittant, vous emporterez la certitude que votre deuil est notre deuil. Une fois de plus, après tant d’autres, hélas ! Nous communions avec les âmes douloureuses d’un père et d’une mère que le sacrifice accable sans les révolter. Comme eux, nous en mesurons la grandeur, et nous voulons comme eux que cette mesure soit aussi celle de nos espérances
Votre fils sera de ceux que nous n’aurons fait qu’entrevoir. Dès longtemps vous nous l’aviez donné. Tout votre effort et tout le sien n’avaient jamais tendu que vers l’école normale. Nous n’aurons connu de lui que la joie d’être admis dans cette petite patrie d’élection, que l’ardeur de son renoncement quand il en fut séparé par l’appel de la grande patrie commune, que la fidélité de son affection à travers quatre années de guerre, où toutes les forces de son esprit et de son cœur se donnèrent pourtant sans réserve à ses devoirs de soldat.
La mort le prit, et, dans son cercueil enveloppé du drapeau, il n’aura pas reçu l’adieu de ses compagnons d’armes, de ceux avec lesquels il s’est offert à elle. Mais puisque c’est près de nous qu’il est venu mourir, nous pouvons bien confondre en un seul adieu, l’adieu de ses camarades d’études et celui de ses camarades de combat, celui de ses maîtres et celui de ses chefs.
C’est comme officier que nous le reconnaissons nôtre, comme un type achevé de cet officier universitaire que tous les soldats ont aimé, auquel tant de chefs ont rendu hommage, et de ceux de Gabriel Gérard qui ont honoré en lui leur confiance et leur affection constantes.
Ses années d’école, il les a faites au 149e R.I., et il y est devenu capitaine dans le temps où, chez nous, il serait devenu agrégé. Sa large culture humaine, culture de l’intelligence et culture de la conscience, a été le principal ressort de sa vie militaire. Par là, il a été aussi normalien que le plus normalien de ses anciens, et, loin de l’école, il en est resté le vrai fils, dont la pensée demeurait tournée vers elle comme vers la maison où s’épanouissaient un jour pleinement, dans la liberté de la paix, toutes les richesses de sa vie intérieure, qu’il asservissait sans regret aux contraintes de la guerre.
Son rêve ne sera pas réalisé, son rêve qui était aussi le vôtre. Du moins, le souvenir vous restera, et la fierté, de ses quatre années dont la plénitude et la valeur ont dépassé tous les rêves, en confondant sa vie avec la vie même de la patrie. Et, en mourant, il vous lègue sa foi dans la destinée de cette patrie pour laquelle il est mort.
Nous aussi, nous conserverons chèrement son souvenir, comme une part de ce trésor d’honneur qu’ont amassé pour l’école tant de jeunes existences sacrifiées en pleine fleur, dont les promesses étaient si brillantes, et qui ont donné plus que leurs promesses, en s’offrant, non pour orner et embellir la France, mais pour la sauver.
Vous allez partir. C’est pour vous un déchirement de vous en aller loin de lui, de ne pouvoir l’emporter tout de suite avec vous, vers la tombe où l’attendent vos morts, où vous le rejoindrez un jour. Confiez-nous cette tombe provisoire. Nous vous la garderons d’un cœur tout à fait ami, d’un cœur qui sera vraiment selon le vôtre. Ce seront nos pensées mêmes que nous apporterons près d’elle. Notre piété pour lui sera aussi notre piété pour tous ceux de ses camarades qui sont tombés comme lui.
Notre piété pour vous sera aussi notre piété pour tous les parents, des nôtres qui pleurent comme vous. De ce coin de terre auquel vous confiez ses restes, notre tristesse, en rejoignant la vôtre, s’en ira vers ceux dont nul ne sait où sont les restes, dont aucune tombe ne gardera jamais le nom, dont les pères et les mères n’auront jamais un coin de terre où s’agenouiller pour pleurer
Ce sont bien là, n’est-ce pas, vos pensées, par quoi votre deuil se grandit et s’ennoblit du deuil de tous ceux qui ont donné comme vous leurs enfants. Allez. Emportez dans vos cœurs, avec votre douleur à vous, la grande douleur commune, rançon de l’espérance commune. Un jour viendra, bientôt, je l’espère, où nous vous retrouverons ici, pour vous rendre la chère dépouille. Les souffrances d’aujourd’hui ne seront pas éteintes : dans votre mémoire des images se lèveront en foule pour les raviver ; mais vous sentirez aussi sur vous, ce jour-là, la bénédiction de la patrie, et, tout bas, la voix même de celui que vous pleurerez encore murmurera à vos oreilles la parole du dieu de paix et de miséricorde : « bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. »
Le lieu où repose actuellement le capitaine Gérard m’est inconnu.
Sources :
Les Lettres rédigées par Blanche Gérard et les documents proposés ici, proviennent toutes de ma collection personnelle.
Un grand merci à M. Bordes et à A. Carobbi.