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149e R.I., un régiment spinalien dans la Grande Guerre.
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10 avril 2012

Juin 1915, Lucien Kern témoigne (2e partie).

                  _Lucien_Kern

De nouveau un très grand merci à Suzanne Martel et à ses sœurs Roselyne Duclos et Denise Martel.

 Maintenant, la crête de Lorette où nous sommes semble se couvrir d’un manteau bleu. Ce sont les nôtres. Mon régiment et nous autres, le lieutenant crie « la 9e, en avant ! » Ça y est, l’ordre est donné, chacun suit l’autre jusqu’à la brèche pratiquée dans le remblai, et là, nous escaladons. Mais cette fois, nous pouvons à peine déboucher, l’ennemi très avisé et prudent sait bien que c’est ici, où je suis, qu’est le danger. Il sait que si on enlève le « fonds de Buval » si redouté de nous, et si bien défendu par eux, qu’il sera définitivement chassé de ces fameuses crêtes où depuis si longtemps, il a mis tant d’acharnement à se maintenir. C’est pour cela que cette fois, il concentre sur nos tranchées toute son artillerie grosse et petite. Les marmites de 220 tombent avec un fracas terrible, le 77 siffle, les 105, tout dégringolait.  L’ennemi fit un feu de barrage tel que nous reçûmes l’ordre de nous replier en toute hâte. L’enfer s’est déchainé, maintenant toute l’artillerie frappe. Nous n’entendons plus rien, l’air est saturé de poudre et nous étouffons. Les morceaux de fer tombent comme grêle, les projectiles creusent la terre et font voltiger, soldats, cadavres, pierres et sacs de terre. Oh ! C’est horrible, quel fracas, les hommes sont fous. Nous sommes entourés de feu et de fer. Les obus tombent sur le remblai, devant, derrière, les shrapnells éclatent au-dessus de nous, les camarades s’abattent, blessés ou morts. La chaleur est torride, les soldats tremblants sont pelotonnés l’un contre l’autre. Le lieutenant est pâle. « Il faut garder la sape », crie l’officier, « les Allemands vont certainement contre-attaquer ! » Il fait pourtant clair soleil, il est à peine midi, mais il fait nuit ici. La fumée des obus et la terre soulevée assombrissent tout. Nous sommes couverts de terre, tous blancs comme des meuniers, les yeux rougis par la poudre. Oh non !, c’est affreux ! Les obus tombent par deux ou trois à la seconde. À ce moment terrible, où le monde semble fuir devant nous, où nous nous sentions perdus, mes yeux se tournèrent vers le ciel, et je priai Marie, la mère du soldat. J’adressai une prière fervente, mais oh combien triste. Ces moments tragiques resteront gravés en moi à tout jamais…

Sous les obus, avec un sergent légèrement blessé à l’épaule, je gardai la sape. Longtemps après, un autre vint me remplacer. Vers 2 heures, la canonnade se ralentit et cessatout à fait. Seules nos pièces lourdes crachaient la mitraille sur les réserves allemandes, sur les maisons que nous voyions sauter en l’air et sur les bois voisins.  Je me risquai alors un peu et regardai autour de moi. Beaucoup de nos camarades étaient couchés là pour toujours. Oh quel triste tableau. Sur l’autre versant, dans les trous faits par nos obus, des cadavres allemands étaient étendus, fauchés et broyés par nos pièces. Dans toute cette échauffourée, je reçus juste un éclat d’obus au bras gauche, la capote traversée ainsi que ma veste et ma chemise. Il reste là, sur la peau pas une égratignure. Je le conserve dans mon porte-monnaie, c’est un souvenir authentique. En cette fameuse journée du 16 juin, les deux ailes droite et gauche avaient avancé faisant bon nombre de prisonniers, capturant mitrailleuses et butin de toutes sortes et en infligeant d’assez lourdes pertes à l’ennemi. Mon bataillon fut assez éprouvé, plus de cadres, l’effectif réduit de moitié. La distance séparant notre sape de la tranchée ennemie était de 80 m. Ce fut toute la soirée et la nuit, une lutte à coups de grenades détruisant les ouvrages ennemis. La nuit venue, nous envoyons une patrouille pour juger du l’état du terrain. Elle doit se renseigner sur les forces de l’adversaire et voir où se trouvent les mitrailleuses qui nous avaient causé de si grands torts. La patrouille sortit en rampant et revint à bon port, en rapportant les renseignements demandés. Nous reçûmes l’ordre que nous ne seronsrelevés que lorsque le trop fameux « fond de Buval » serait entre notre possession. Perspective peu rassurante parce que nous connaissons l’endroit et nous avons déjà éprouvé la puissance défensive ennemie. Cela nous édifiait assez sur ce qui nous restait à faire.

Ce témoignage a été publié dans la liberté du 3 août 1915, volume 3, numéro 12, page 8. 

Références bibliographiques :

« Lettres de tranchées ». Correspondance de guerre de Lucien, Eugène et Aimé Kern, trois frères manitobains, soldats de l’armée française durant la première guerre. Éditions du blé. Saint-Boniface (Manitoba) Canada 2007. 

Un très grand merci à M. Bordes, à R. Duclos, à S. et à D. Martel et à J. Huret.

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