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149e R.I., un régiment spinalien dans la Grande Guerre.
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13 juin 2011

En attendant la balle libératrice...

                   Joseph Dechanet

De nouveau un très grand merci à Y. Marain et à F. Petrazoller, pour leurs autorisations de reproduire ici, une des lettres écrites par  Joseph Dechanet qui a été publiée dans un ancien numéro des « cahiers Haut-Marnais ».

 Lettre écrite à son frère datant du 12 janvier 1915.

 

L’hiver interrompt d’ailleurs partiellement les opérations. Certes, on se bat toujours. Partout l’on tiraille et partout le canon gronde. De temps en temps des attaques se produisent, dont nous sommes surtout les auteurs. Mais la lutte est moins ardente que jadis, et pour cause. Les Allemands doivent bien  sentir qu’il ne leur est plus possible de percer. Puis la boue, la pluie, le vent, le brouillard empêchent très souvent les mouvements et le tir de l’artillerie sans laquelle on ne peut guère songer à essayer d’avancer. De plus, le 149e, mon brave régiment, a déjà tant et tant souffert, tant combattu qu’il est depuis quelques temps dans un calme relatif. Mon pauvre frère, 350 hommes tués ou blessés, tu me dis que c’est épouvantable. Si tu savais ce que nous avons déjà perdu ! Songe un peu que le 149e a déjà perdu en tués, blessés ou disparus 6000 hommes environ… Que dans ma compagnie, sur 203 hommes de l’active, il en reste 12 sans blessure, et que je suis un des 15 survivants de ceux qui sont partis le jour où tu vins à Jorquenay. Ceux à qui tu serras la main, ils ne sont plus là… Tu comprends qu’après cela, on est quelque peu résigné. Heureusement, si l’on peut dire, cela « leur » coûte encore plus cher qu’à nous ! Ils ont beau crier « camarade ! », un certain soir de novembre, où je commandais un bout de la tranchée qu’ils avaient approchée en vain : pas de pitié. Comment cela finira-t-il ? On ne sait. Mais déjà certains indices laissent entrevoir le commencement de la fin, qui, elle, demeure certainement lointaine. Nous sommes assez forts pour user l’Allemagne, à la longue ; et des appoints nouveaux nous seront fournis sans doute bientôt. L’issue n’est donc pas douteuse. Pour nous qui sommes des « vieux » de la guerre, nous sommes bien certains de ne pas voir pire que ce que nous avons vu. Si tu voyais comme nous sommes équipés, tu rirais. J’ai un pantalon de cavalier anglais que j’ai trouvé en Belgique, dans une ferme, à 500 m de la ligne de feu, un bidon et une musette, ainsi qu’une toile de tente allemande que j’ai enlevée à un Allemand, tué à Souain dans la Marne. Je porte un « bouc » déjà imposant. Chacun se débrouille pour se frusquer et s’équiper le plus commodément possible. Le linge ne nous manque pas. On nous a tant envoyé que nous en avons gaspillé énormément. La nourriture est tout à fait satisfaisante. De plus, comme je suis sergent, je profite souvent de bien petits avantages de confort, et je gagne par-dessus le marché mes 1,72 F par jour, somme très suffisante pour vivre. Quand on peut le dépenser. Enfin, en termes militaires, on se dém…

Nous sommes toujours du côté d’Arras, dans le Pas-de-Calais. Il fait un temps de chien ! Si tu voyais ces tranchées ! il a fallu en évacuer une, les hommes s’enlisant littéralement, jusqu’au ventre. Nous pensons toutefois, aller bientôt ailleurs (mais sait-on jamais ?). Peut-être irons-nous aussi en Alsace, du côté de Thann, où ça chauffe aussi, paraît-il. Et puis, cela dépendra peut-être de l’attitude de l’Italie. Si elle marchait tout de suite, il y aurait du bon.

… Mon cher Henri, si tu nous avais vus à certains jours ! Combien de fois déjà j’ai attendu la dernière minute, la balle libératrice – car à certains moments on en arrive à la désirer. Que de fois il m’a semblé que la mort ne voulait pas de moi ! Dans la Marne, dans les Vosges, en Belgique surtout. Tiens, le 5 novembre, ou plutôt le 4 au soir, ma compagnie part au feu. C’était vers Ypres. Les Allemands voulaient passer, passer coûte que coûte. Ils avaient amené là leurs plus fameux régiments. La position qu’il fallait garder formait comme un coin qui s’enfonçait au milieu d’eux. Elle était, on le savait, presque intenable. Le sort nous désigna. Toute une journée, sous les balles, sous les obus, nous rampons derrière les haies, dans les sillons, dans les fossés. Enfin, le soir, passant sur les cadavres, nous coulant dans les boyaux pleins d’eau, nous arrivons à une petite ferme à demi détruite. C’est là qu’il va falloir rester, coûte que coûte. Dans la cour, ouverte sur la plaine, à côté du fumier, nous nous plaçons en tirailleurs, dans l’obscurité ; les balles sifflent. On ne voit plus rien. Pas d’abri. Alors, dans une boue infecte, on se fait une espèce de tranchée avec de la terre, des pierres, des tonneaux, des troncs d’arbres. Et nous attendons. À trente mètres de nous, une bicoque flambe, incendiée par les Allemands. À la lueur vacillante de l’incendie, on voit des formes humaines qui se glissent en rampant. Ce sont « eux » qui cherchent à nous tourner. On se fusille dans la nuit. Au loin, les blessés râlent, le clairon allemand sonne la charge. Ils attaquent, baïonnette au canon ; nous tirons dans l’ombre, sans rien voir, au hasard, sur les bois, sur les haies, sur la maison qui brûle. Je m’aperçois que je suis assis sur un cadavre sans tête… Quelle nuit ! Enfin, le jour arrive, jour terrible ! et pourtant désiré. Au loin, la bataille commence. Le canon gronde partout. Brusquement, les obus s’abattent autour de nous. Une, deux, trois, quatre batteries nous prennent comme point de mire. La ferme est une cible magnifique. La terre, la boue, les pierres, les débris humains volent de tous côtés. Vacarme infernal ! Il faut hurler pour se faire comprendre. À droite, à gauche, ce sont des assauts furieux d’un ennemi supérieur en nombre. La terre tremble, la plaine entière, à perte de vue, se couvre de fumée, de cris, du crépitement, des fusils et des mitrailleuses, du grondement des canons. Les obus, des obus de 77, de 120, de 150 qui font des trous où l’ont peut enterrer deux ou trois bœufs, pleuvent par douzaines. Notre pauvre tranchée est bouleversée. Les éclats d’obus nous criblent. Une mitrailleuse balaie la terre au-dessus de nos têtes. Des tireurs embusqués partout nous ajustent. Des cris, des hurlements, des râles, des plaintes. Pauvres blessés. Ils essaient de fuir en arrière. Hélas ! Ils font un mètre, deux mètres, et ils tombent fauchés ! D’officiers, presque plus ; de sergents, presque plus. Eh bien, nous resterons là quand même. Nous vendrons notre peau le plus cher possible. On se compte : 24 ! Les autres, tués, blessés, partis affolés, désemparés… Je retiens mon voisin terrorisé. On attend, tandis que les obus tombent, le dernier moment. Ouf ! Je m’abats, écrasé, abruti, devenu sourd, étouffé… Un gros obus vient d’éclater à 2 mètres de moi dans le tas de fumier !! Je reprends mes sens ! Je suis couvert, entièrement de fumier !! Entre mes bras, je tiens un énorme bloc de pierre qui m’a frisé la tête… Ma tranchée est balayée par l’explosion. Mon voisin et moi, nous nous regardons… « Tu n’as rien ? » « Non, et toi ? » « Moi non plus ! », mais nous sentons que l’assaut approche. Hélas, nous ne sommes guère nombreux. Alors, nous dressons à la hâte les morts déjà raides. Nous les appuyons debout contre la tranchée, leur fusil entre les bras, pour faire nombre et tromper l’ennemi. Nous sommes énervés, fous, résolus à tout. Un cri ! Les voilà ! Ce sont eux ! Ah ! Si je reviens, toujours je me rappellerai cet instant ! Ils étaient vraiment beaux, ces colosses de la garde westphalienne, chargeant sur nous, drapeau en tête, au soleil couchant … Mais nous nous étions dressés, haletants, furieux, résolus à mourir, mais à lutter jusqu’au dernier souffle. Feu ! Feu ! Et nous crions, et nous hurlons ! Vive la France ! À mort ! En avant ! – ils reculent ! Il tomba leur drapeau ! Une fois, deux fois, trois fois ! Ils s’en vont ! Quel massacre !! Dans la plaine, des Allemands, des Français, des chevaux, des vaches, des porcs, gisent, côte à côte, pêle-mêle ! Que de sang ! Tout le jour, on s’est fusillé, à 20 mètres parfois… et les sillons sont jonchés de taches noires immobiles. Enfin, voici la nuit… Le vacarme diminue. À travers les balles, un camarade et moi allons prévenir le commandant que nous tenons toujours, mais que nous sommes écrasés… Les larmes aux yeux, il nous serre la main : «  C’est très bien » ! Il nous croyait tous morts ou prisonniers.

A présent, c’est la vie des tranchées. Une boue épouvantable ! Au point que plusieurs sont morts enlisés ! Du froid, de la neige : C’est dur ! Ah ! Stratèges de café ! Politiciens de coin du feu, taisez-vous, vous ne savez pas ce que vous dites ! Et dire que les populations nous refusent parfois une botte de paille et nous exploitent honteusement, nous vendant le vin 25, 30, 35 sous le litre ! Le chocolat 2,80 F le litre, les bougies 0,10 F, etc. Il est parfois triste de songer que l’on se fait tuer pour de tels salauds, qui trouvent que nous n’en fichons pas un coup !

Je vois que la vie de caserne – si on peut appeler cela une vie de caserne - ne te plaît guère ! Les « à droite », « à gauche » à droite par quatre évidemment ce n’est pas intéressant. On devine bien que ceux qui vous commandent ne se doutent pas de ce que c’est que la guerre actuelle… Pas besoin de faire de la belle manœuvre, va ! On n’y songe guère. Il faut seulement ceci ; être solide et courageux, savoir tout supporter, ne pas avoir peur. Cela ne s’acquiert pas en faisant demi-tour à droite en décomposant. Pour faire un soldat, pas besoin de cela ! Il suffit d’être brave, mais ce n’est pas toujours commode.

Courage, mon cher frère. On fait son devoir que veux-tu. Ah ! Si nous autres Français nous étions moins « je m’en foutistes », nous n’en serions pas là, et les Allemands auraient repassé la frontière ! Au début, il faut l’avouer, mon cher frère, nous n’avons pas été assez courageux.

 

Source :

« Les cahiers Haut-Marnais », cahiers édités par les archives départementales de la Haute-Marne. Cote 7 rev 168.

La borne de terre sacrée 1914-1918 portant la mention « Belgique » a été fabriquée par l’union des blessés de la face. Elle est dédiée à la mémoire des morts de la Grande Guerre, aux mutilés et aux combattants. Celle-ci date du 26 novembre 1927.

 

Un grand merci à M. Alzingre, à M. Bordes, à J.N. Deprez, à Y. Marain, à F. Petrazoller et au Conseil départemental de la Haute-Marne.

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