Capitaine Gaston de Chomereau de Saint-André, en direction d'Abreschviller...
Les hommes du capitaine de Chomereau de Saint-André viennent de subir le baptême du feu le 9 août.
Les pertes de la 8e compagnie sont importantes. À peine le temps de se remettre de ses émotions qu’il faut déjà penser à reprendre la route. De longues marches attendent ces hommes les jours suivants.
Un nombre conséquent de soldats du 149e R.I. est obligé de récupérer des sacs allemands sur le champ de bataille pour remplacer ceux qui ont été perdus. Une grave faute que l’ennemi leur fera durement payer !
Un très grand merci à T. de Chomereau pour son autorisation de publier ici la suite du témoignage laissé par son grand-père.
10 août 1914
Réveil au petit matin. Les officiers rassemblent leur unité. Toute la nuit des isolés ont rejoint. Appels.
J’ai perdu cinquante-deux hommes et ma compagnie est la plus éprouvée après la 1ère, du moins comme soldats. De Sury d’Aspremont, Dezitter, Bedos, de Gail, Laval, etc. tués et cinq cent cinquante hommes tués, blessés, disparus.
Revue et félicitations de Legrand-Girarde qui commande le 21e Corps d’Armée. Grand’halte sur place. Rentrée musique en tête, drapeaux déployés dans le village, superbe !
Le 14e Corps va nous remplacer. Installation à l’entrée du village. Vers une heure, j’ai le temps de télégraphier à Yvonne. Aux environs de deux heures, départ du 2e bataillon pour la Sausse. Le cantonnement est tranquille.
11 août 1914
Rien le matin : repos. Le soir, vers trois heures, départ. Cantonnement à un kilomètre au sud de Bertrimoutier. On se bat au nord vers Provenchères-sur-Fave, à l’est vers Sainte-Marie.
12 août 1914
Départ de nuit. Première position de rassemblement à un kilomètre au nord-est de Herbaupaire. Vers sept ou huit heures, le régiment se rassemble autour de l’église de Lusse. Avec Coussaud de Massignac, je couvre, face à l’est. Recherche de l’emplacement, installation. Chaleur torride. Le 158, lui, surveille,à notre gauche les débouchés du col d’Urbeis.
Vers dix heures, je suis rappelé. Paisible grande tablée auprès de l’église. Canon vers Sainte-Marie. Notre artillerie brûle Nouveau-Saales, qui n’est pas tenu. Cantonnement à Colroy-la-Grande. L’ennemi qui, avec une brigade de Landwehr, avait la veille ou l’avant-veille attaqué Provenchères-sur-Fave, a été bousculé.
13 août 1914
Repos le matin. Une division du 14e Corps traverse vite, file sur Urbeis et nous avons l’impression d’un fleuve qui coule vers l’Alsace. Départ vers treize ou quatorze heures pour Provenchères-sur-Fave. Cantonnement, Legrand-Girarde y est.
14 août 1914
Offensive générale. Le 14e C.A. à droite par Urbeis, le 21e par Saales, le 13e vers Cirey. Ma division suit la route de Saales. Les chasseurs à pied sont à l’avant-garde, le 149 est derrière (1er et 2e bataillons, le 3e garde à droite).
Le 3e bataillon escarmouche et perd le commandant Didierjean. Le 109 est à gauche, il marche sur Plaine et sur le Donon avec le reste de l’autre division. On bute sur le barrage Plaine – Diespach – Saint-Blaise-la-Roche. Le 109, laissé sans artillerie contre Plaine, est abîmé. Notre avant-garde s’engage. Le 149/1 et deux bataillons sont en réserve du débouché du col. Quelques coups longs arrivent sur nous, entassés dans la gorge. Heureusement, l’ennemi est occupé ailleurs. Notre artillerie, péniblement, prend position et alors c’est un écrasement de l’ennemi qui se sauve affolé et se rend en masse, laissant tout.
Nous oublions vite l’impression violente produite par quelque 105 Allemands. Nous la retrouvons trop tôt ! Les 1er et 2e bataillons gagnent Saint-Blaise-la-Roche. Je reste, soutien d’artillerie,et arrive à nuit noire à Saint-Blaise-la-Roche. Brillant succès.
Vers neuf heures du matin, pourtant cela n’allait pas, paraît-il ! Et le 14e Corps est aussi en retard par la faute de son chef, Pouradier-Duteil. Ma compagnie cantonne autour d’une usine, près de la mairie. Je cause avec des officiers prisonniers.
15 août 1914
Rassemblement vers cinq ou six heures. Vu et touché le premier drapeau pris aux Allemands (ou bien le 16 août, c’est indiqué dans mes lettres). On va s’installer à quelques kilomètres à l’ouest, le long et au sud de la route de Saales. Rien d’autre. À la fin de la journée, retour à Saint-Blaise-la-Roche. Cantonnement devant la mairie : il pleut.
16 août 1914
Vue du butin, mitrailleuses, etc. Rassemblement avec, comme la veille, une grand’halte, au sud-ouest assez près du village. Attente. Temps pluvieux et arrivée de cinq cent cinquante réservistes et officiers saint-cyriens qui viennent boucher les trous du 9. Ils n’ont ni outils ni campement, pas même de manchons.
On envoie, par compagnie, cinquante hommes et un officier chercher le nécessaire sur le champ de bataille. Il manque aussi beaucoup de sacs perdus à Sainte-Marie et qu’on remplace par des sacs pris à l’ennemi : résultats, les porteurs blessés ou prisonniers seront massacrés par les Allemands. Cantonnement à Diespach. L’ennemi aurait évacué Schirmeck.
17 août 1914
Diespach, repos, visite du champ de bataille du 14. Pluie continuelle. Répartition des nouveaux réservistes. Un piano déniché chez l’institutrice nous permet à Coussaud de Massignac et à moi de chanter, accompagnés par les troupiers qui reprennent en chœur. Nous tenons le Donon. Matinée splendide.
18 août 1914
Départ à une ou deux heures du matin. Nuit noire, pluie. Arrêt interminable au bout d’une heure. Traversée à Rothau, Schirmeck où nous faisons face au nord. Depuis Saulcy-sur-Meurthe, beaucoup d’entre nous savent par un officier qui est "École des hautes études militaires" que, masquant Molsheim et Strasbourg, toute l’armée fonce sur l’Alsace, puis sur Mayence et le flanc Sud de l’armée allemande de Belgique !
Café vers sept ou huit heures à Grandfontaine. Escalade du Donon qui est fortifié : au sommet le 21e Chasseurs. Je retrouve Zuber et Francillart. Grand’halte sur la pente nord. Longue marche par le vallon de Blancrupt et arrêt dans les bois de Turquestein au bord de la Sarre blanche.
Rassemblement. Les hommes sont éreintés, surtout les réservistes arrivés le 16. Canonnade violente au nord. Vers sept heures, ordre de cantonner à Turquestein même. Je suis de jour et pars. Il n’y a pas de village à l’endroit indiqué !
J’ai du me tromper. Je cherche et finis par m’égarer complètement (je n’ai pas de carte). J’ai donné la mienne à P…, et n’en aurai une autre que le 19, pour la perdre le 21 ! J’arrive enfin à Lafrimbolle, très ennuyé. Je cherche le maire, réquisitionne un guide. À travers les bois, il me précède, la lanterne à la main.
Cette marche, en pays ennemi, perdu dans la forêt, derrière un inconnu, est fort impressionnante. J’ai l’œil et l’oreille aux aguets. Derrière mon dos, je tiens mon revolver prêt. Mon guide, pourtant, est un vrai Lorrain, tout pareil à ceux de France et qui me dit détester les Allemands. Seulement, il me raconte que Turquestein « ce n’est rien ». Il n’y a que des ruines ! Et moi je pense qu’il ne comprend pas. J’insiste, lui aussi.
À neuf heures, je crois, nous arrivons sur une route. Je désespère de trouver le village de Turquestein ! Et le régiment qui doit attendre. Misère de sort ! Avant tout, il faut le retrouver… Sur la route : des voitures ! Je cours, les jambes lasses, derrière eux : c’est du 158 ! D’autres sont plus loin. Je cours toujours et, anéanti, à bout de souffle, grimpe sur l’une de ces voitures. C’est du 149 !
Après un instant, je vois des feux à ma gauche et y allant après, je trouve François et Menvielle. C’est le régiment ! Je m’excuse, dis m’être égaré, et Menvielle de répondre : « Ce n’est pas étonnant, mon pauvre ami ! Turquestein n’existe pas ! l’état-major, à l’aveuglette, a donné des ordres d’après la carte, et Turquestein ce n’est qu’un nom et rien de plus ! Nous y sommes allés et le régiment après une heure et demie de marche vaine est revenu ici ».
Je regarde autour de moi et,malgré l’obscurité, reconnais mon point de départ ! Mon guide m’avait mené, par les bois sur le chemin Donon – Turquestein et j’avais refait un peu du trajet de l’après-midi, dans le noir et sans m’en apercevoir.
Ce déplacement inutile du régiment (ou plutôt des 1er et 2e bataillons, car le 3e, dont Laure a pris le commandement, est vers Rothau et rejoindra le 19) a achevé l’épuisement des hommes qui s’endorment — et moi aussi — la cuisine faite à moitié, sous des abris sommaires de sapin, insuffisants contre l’humidité (j’ai détaillé ce qui précède, n’ayant, je pense, pu le faire par lettre).
19 août 1914
Réveil de nuit, départ. Marche pas très longue, mais dure pour les hommes exténués. Chaleur vive.
À Vasperviller, j’apprends que nous allons donner. C’est fait d’ailleurs. Suivant la voie ferrée, les 1er et 2e bataillons se rassemblent pas loin de la gare durant un instant. P…, détaché auprès du divisionnaire Lanquetot, m’apprend que « tout va bien ». L’armée occupe Sarrebourg. Nous sommes réserve générale de l’armée.
Bientôt, après installation (deuxième rassemblement) au nord d’Abreschwiller, derrière une crête, journée entière de repos. Cuisine de ma popote dans les premières maisons le soir.
Moral merveilleux. Pourtant le soir, le canon, très lointain, se rapproche. Des avions allemands survolent sans relâche. Bivouac sur place. Le 3e bataillon rejoint. J’apprends, par un journal allemand trouvé dans une maison, l’échec à Mulhouse.
20 août 1914
La nuit a été froide. Le canon approche de plus en plus et une vague inquiétude remplace notre sécurité triomphante. Des avions toujours. Dans l’après-midi (on a envoyé les hommes laver leur linge) il y aura un brusque départ pour prendre deux positions de rassemblement à proximité. Puis ce sera le départ vers la Valette et le bois de Voyer.
Journée passée en réserve générale d’armée derrière la crête au nord d’Abreschwiller. La ligne de contact qui, la veille, était au-delà de Sarrebourg, venait insensiblement à nous. Dans l’après-midi, le régiment quitte tout à coup l’emplacement occupé depuis le 19 au matin (des corvées sont organisées pour faire laver le linge à la Sarre et les hommes sont rappelés en hâte, ils rejoignent en tordant leurs chemises).
Après avoir pris un peu à l’est du village diverses positions d’attente, j’assiste au repli des fractions de coloniaux de la brigade de Lyon très éprouvées, j’apprends que le 158 était fortement engagé à droite vers le Soldatenthal. Je vois filer de ce côté le 1er bataillon du 149.
À la nuit, traversée de la crête et marche sur la Valette. Aucune anicroche. Au loin, Biberkirch flambe. Arrêt à la Valette où le 1er bataillon de chasseurs nous croise. Il paraît que nous allons le relever.
Nuit noire et entrée à tâtons dans le bois de Voyer. Ordre de garnir la lisière qui sera sûrement attaquée au jour. Déjà une compagnie est déployée, c‘est la 5e compagnie.
Je reconnais à sa droite l’emplacement de deux sections environ, et mène les hommes un à un. Je trébuche dans les ronces. Le reste est à quarante pas en arrière. Alerte vers dix heures. On me signale des ombres suspectes qui approchent.
J’ai défendu de tirer sans motif sérieux et j’attends aplati par terre, tâchant de distinguer un profil de casque à pointe. Il me semble que le premier bonhomme a une silhouette allemande et je vais lui brûler la cervelle à bout portant. Pourtant, par excès de précaution, je pousse à mi-voix un « Qui vive ! » bref, je constate que j’ai affaire à de malheureux chasseurs égarés et affolés.
Gabriel posant son sac sur ma jument « Égyptienne » a décroché mon tyrolien et nous dînons sans rien y voir, Dargne, lui, moi et le cuisinier Ferrier. Une bouteille de Moselle corse heureusement notre menu. Rien pour mes pauvres troupiers ! Les distributions se font à la Valette, à un kilomètre en arrière et il faut attendre la fin de la nuit, pour que la soupe soit prête.
Pendant ce temps, les Allemands dorment,sans doute le ventre plein grâce aux cuisines roulantes étudiées chez nous et adoptées chez eux !
Nuit très calme. Au début, les hommes, énervés par le quasi-contact avec l’ennemi, bavardent et jacassent sans que les gradés puissent les faire taire. Ces gaillards-là se croient aux manœuvres et l’indiscipline, base du caractère français, se manifeste par une belle insouciance. C’est peut-être très joli à l’occasion, mais dans bien des cas la rigide discipline des Allemands serait préférable. Il faudra quelques leçons sanglantes pour leur donner du sérieux. Je dois en gendarmer dans les broussailles, me relevant plusieurs fois pour surveiller mes sentinelles. Vers Biberkirch, on entend des roulements, des coups de trompe d’auto. Sûrement qu’il y aura du nouveau au petit jour.
À suivre…
Sources :
Témoignage inédit du capitaine Gaston de Chomereau de Saint-André.
La photographie représentant un groupe de soldats est antérieure à août 1914.
Un grand merci à M. Bordes, à A. Carobbi, à T. de Chomereau de Saint-André et à É. Mansuy.