La guerre des mulots, des taupes et des rats.
Georges Sabiron rédige le poème qui suit quelque temps après son arrivée au 149e R.I.. Ce poème est adressé au lieutenant-colonel Gothié, l’officier qui commande le régiment. Le général Guillemot responsable de la 85e brigade a lu ce panégyrique et voici ce qu’il écrit :
« La poésie du jeune soldat Sabiron est tout simplement admirable, je vous prie de vouloir bien transmettre mes chaleureuses félicitations à son auteur. Vous avez certainement pensé comme moi qu’il y aurait un grand intérêt à la vulgariser dans votre régiment en profitant de la période actuelle… Elle est de nature à maintenir très élevé le moral de votre troupe… Le soldat Sabiron est vraiment digne de ses ainés du 149e R.I.. Il me sera présenté à la première occasion, je tiens à lui exprimer moi-même les sentiments qui m’ont été inspirés par la lecture de son œuvre. »
Guillemot
Salut des Bleus aux Anciens du 149
12-13 juin 1915
Au lieutenant-colonel Gothié
Hommage respectueux d’un soldat du 1er Bataillon. Georges Sabiron
Des hommes sont tombés, le Régiment demeure.
Nous sommes parmi vous tels que des arbres neuf
Dans les bois éternels qui naissent comme ils meurent.
Salut à vous, anciens du cent-quarante-neuf.
Salut. Nous apportons la tiédeur des familles,
Et les derniers baisers des dernières amours,
Et le sourire en pleurs des garçons et des filles
Parmi vous qui luttez depuis trois cent vingt jours.
Salut. Nous sommes fiers d’entrer dans votre gloire
Nous connaissons vos cœurs. Nous savons vos vertus ;
Quels furent vos travaux dans les batailles noires
Quels aspects de la mort vous avez combattus,
Nous savons qu’au mois d’août, quand les clairons de guerre
Jetaient leurs premiers cris, marchant avec succès,
Vous franchissiez les cols et portiez nos frontières
Vers le pays rhénan qui fut un champ français.
Les forêts de sapins, Sainte-Marie-aux-Mines,
Saint-Blaise où votre sort fut si noble et si beau,
Tous les monts vosgiens ont vu les fières mines
Des vainqueurs avançant sur les morts sans tombeau.
Mais enfin, refoulés par la vague du nombre,
Vous êtes revenus jusqu’en nos horizons
Où les forts d’Épinal eurent des abois sombres
Comme des chiens dressés au seuil de la maison.
L’Allemand s’arrêta sans forcer cette porte,
Tandis qu’un rauque appel vous a fait accourir
Vers la Marne où gisant, la France presque morte
Se releva plus grande et pour ne plus mourir
Nous savons que Souain a vu dans deux batailles
Votre triomphe enfin contre un destin méchant
Hélas ! Combien de vous couchés par la mitraille,
Combien de soldats bleus sont restés dans ces champs.
Alors a commencé la guerre âpre et tenace
Dans la terre qu’on fouille avec des pics ingrats
Et que vous appelez en de drôles grimaces
« La guerre des mulots, des taupes et des rats. »
Alors a commencé votre ardeur calme et lente
Comme Octobre empourprait et dépouillait les bois
Pied à pied, en luttant dans les sapes sanglantes
Vous avez reconquis les coteaux de l’Artois.
Mais celui qui tient en ses deux mains tragiques
Et qui sait où risquer le sang de ses soldats
Vous a jeté soudain dans les champs de Belgique
Pour un nouveau triomphe en de nouveaux combats.
Ypres vous admira dans ses plaines voisines
Quand le flot allemand, heurtant sans émouvoir
Sous un suprême assaut, le mur de vos poitrines,
Se brisa comme la mer aux pieds des rochers noirs.
Vainqueurs, mais harassés, par les nuits de Décembre
Ployant sous votre sac comme sous un fardeau
Dans la pluie et le vent qui raidissaient vos membres,
Trébuchant sur la route aux pavés inégaux
Vous êtes revenus vers la terre française,
Et, puisant dans son sol la vigueur et la foi,
Vous avez triomphé de la horde mauvaise
Et vous avez marché sur le mont Saint-Éloi.
Anciens, on nous a dit vos mornes aventures,
Janvier et Février patiemment souffert
Et vos nuits sans sommeil, vos maigres nourritures,
Les brûlures du froid dans le farouche hiver,
La mitraille sautant comme la grêle tombe
Les balles qu’accompagne un sifflement hideux
Le reploiement des corps dans les trous où la bombe
Éclabousse de boue un groupe hasardeux,
Et l’appel des blessés qui déchire et qui navre
Les adieux d’un ami qui râle doucement
L’angoisse et la bravoure et l’odeur des cadavres,
La monotone horreur d’immobiles tourments.
Si bien que la bataille est par vous saluée
Lorsqu’en Mars furieux, terrible et plein de cris
L’Allemand a tenté sous de vastes ruées
De vous gagner des champs que vous avez repris.
Puis ce furent encore le guet morne et l’attente
Tandis qu’avril frileux naissait autour de vous
Et richement paraît de ses fleurs éclatantes
La terre où les obus ont creusé de grands trous.
Mai vînt, et vous grisa d’une ardeur printanière,
Il vous a réveillés comme les arbrisseaux
Les Allemands tapis au fond de leurs tanières
Vous les avez chassés dans un joyeux assaut.
Souvenez-vous de Notre-Dame de Lorette
Faites sonner en vous la date du neuf mai
C’est sur ce jour qu’il faut que votre esprit s’arrête
Pour d’autres souvenirs tenez vos cœurs fermés.
Rappelez-vous les jours luisant de claires flammes
Où le sort inégal n’a pas trompé vos cœurs
Et pour l’effort prochain unissez-vous dans vos âmes
La volonté de vaincre à l’orgueil des vainqueurs.
Anciens, j’ai rappelé vos luttes enflammées
J’ai chanté votre gloire au pur rayonnement
Et j’ai dit en quels lieux le maître des armées
A fixé le devoir de votre régiment.
Hélas, bien peu de vous ont franchi ces étapes
Et de tant de périls écartés avec soin,
Ont pu marcher toujours parmi la mort qui frappe
Depuis le soleil d’Août jusqu’au soleil de Juin.
Les uns saignant soudain et mordus de blessures
Au pays maternel ont connu le repos
Et plus tard frais des yeux et roses de figures
Sont rentrés dans vos rangs sous les plis du drapeau
Mais d’autres, soit tordus par de lentes souffrances,
Soit surpris sur un mot qu’ils n’achèvent pas,
Ont mélangé leur chair à la terre de France
Et des chefs sont tombés ainsi que leurs soldats.
Des hommes ont passé, le régiment demeure,
Il s’épuise toujours mais toujours rajeuni,
Il faut que des vaillants remplacent ceux qui meurent
Et reforment les rangs qui s’étaient désunis.
Il faut que jour et nuit, soit debout aux frontières
Avançant avec peine en luttant pas à pas,
Sans cesse ruinée et cependant entière
La muraille de chair qui ne se brise pas
Soyez donc indulgents pour les bleus que nous sommes
Nous venons partager vos terribles travaux
Anciens, et recevez ces jeunes groupes d’hommes
Comme un malade accueille un sang riche et nouveau.
Nous venons avec vous défendre notre terre
Déjà nous partageons votre gloire avec vous
Mais si nous acquérons votre honneur militaire
Nous espérons qu’aussi vous serez fiers de nous
Heureux si, dégageant la douce France humaine
Des talons ennemis qui l’oppressent encor
Nous pouvons refouler sur la terre germaine
Les épouvantements et les jeux de la mort.
Heureux si cet hiver, dispersés en nos villes,
Au creux de nos maisons chaudement abrités
Nous pouvons achever tous nos travaux tranquilles
Dans un pays plus grand qu’il n’a jamais été.
Signé Georges Sabiron
Jeune soldat de la 1ère compagnie du 149e R.I.
12-13 juin 1915
Sources :
Le portrait de Georges Sabiron dans le médaillon du montage est extrait de la photo de groupe qui provient du fonds Jean Paulhan, une collection conservée à l’I.M.E.C. de Caen. Cette photo m’a été envoyée par la petite-fille de Jean Paulhan.
Le poème écrit par Georges Sabiron provient de la collection personnelle de D. Gothié, le petit-fils du lieutenant-colonel Gothié.
Un grand merci à M. Bordes, à C. Paulhan et à D. Gothié.