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149e R.I., un régiment spinalien dans la Grande Guerre.
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27 mars 2012

Juin 1915, Lucien Kern témoigne (1ère partie).

                 Lucien_Kern

De nouveau, je tiens à remercier très chaleureusement Suzanne Martel ainsi que ses sœurs Roselyne Duclos et Denise Martel. Elles viennent de me donner une nouvelle fois leurs autorisations pour que je puisse retranscrire une grande partie de la lettre écrite par Lucien Kern qu’il a rédigée à la fin du mois de juin 1915. Cette lettre avait été dans un premier temps, publiée dans le journal « La liberté », un hebdomadaire canadien paraissant dans le Manitoba. Lucien évoque ici sa terrible expérience des combats du 149e R.I. qui eurent lieu durant les attaques du mois de juin 1915. 

Ceci est le récit fidèle des engagements auxquels j’ai participé au cours des opérations qui se sont déroulées sur les pentes trop célèbres et surtout trop sanglantes, de Notre-Dame-de-Lorette, Noulette, Souchez qui ont eu lieu du 15 au 18 juin courant. Je le destine aux lecteurs de « la liberté ». De cette façon, les vrais cœurs français et épris de justice pourront juger de ce qu’est une bataille moderne, toute faite de canons et de mitrailleuses contre un ennemi invisible, puissant, très fortifié et résolu à s’accrocher désespérément aux fameuses positions qu’il occupait naguère. Ils étaient convaincus qu’elles étaient inexpugnables. Elles ne cédèrent qu’après trois attaques énergiques. Nous les avons chassés de haute lutte, l’épée dans les reins, mais nous avons, hélas, subi de lourdes pertes. Les pentes suent le sang, et l’odeur dégagée par cette multitude de cadavres en décomposition, toujours découverts et déchiquetés par les obus,est atroce. Elle vous prend à la gorge et vous fait frémir.

Le 15 juin au soir à 8 heures, nous recevons l’ordre de marcher en avant. Le régiment s’assemble et quitte le village où nous étions en repos pour quelques jours. La soirée est chaude, l’odeur de la campagne couverte de blés, parsemée de coquelicots rouges et de fleurs bleues, est enivrante. Le soleil couchant rougit à l’horizon. Le silence est complet, ni rires ni plaisanteries parmi les soldats, au contraire de l’ordinaire. Nous sommes avertis du mouvement que nous devons faire le lendemain. Chacun pense au devoir qui lui incombe et à l’ouvrage à faire demain. La chaleur est accablante, le pas des troupiers résonne fortement sur la route toute blanche. Nous la quittons au sortir du village où la population selon son habitude nous fait des ovations. Elle encourage les soldats qui vont combattre demain. La colonne suit le chemin de traverse. Elle se tronçonne en petits fragments de demi-section pour donner moins de prise au feu de l’artillerie allemande et pour se dissimuler autant que possible à la vue des avions et ballons allemands. Nous n’entendons que le cliquetis des baïonnettes et des fusils qui alternent avec le grondement du canon. La colonne arrive aux boyaux de communications. Nous les connaissons jusque dans les moindres détails depuis le mois de janvier que nous y passons. Nous arrivons en première ligne à 10 h 30. La nuit est noire, nous nous installons de notre mieux. Chacun veille à tour de rôle. Les autres sommeillent assis sur leurs sacs, réveillés de temps en temps par des fusillades et des obus qui éclatent tout près avec un bruit terrible, illuminant la nuit. Les éclats sifflent et tombent partout, mais nous ne nous inquiétons guère. C’est la chanson et le refrain quotidien. Au matin, le jus arrive. Chacun tend son quart et déguste le liquide transporté par les cuisiniers qui apportent en même temps le repas, met frugal pour la journée entière. Une chopine de vin à chacun, son pain, sa viande. La plupart balancent leur viande au-dessus du remblai et mangent de suite leur légendaire salade aux patates, c’est ce que nous mangeons de mieux aux tranchées. Cela nous donne de l’appétit et je vous assure que parfois nous en avons à revendre. À la guerre comme à la guerre, nous nous y faisons. Mais l’odeur insipide des morts, celle des détritus, cela nous coupe l’appétit net et chacun se regarde ayant la même pensée : « Au rabiot de barbaque, il y en a trop de la fraîche ici et elle sent fort ! »

Tout à coup, c’est le grand tumulte. Il faut mettre le sac de côté pour la charge à la baïonnette. Un homme qui est mon ami a la garde des sacs, ordre est donné de passer à l’avant dans la sape. Il fait à peine jour. Il est 2 heures et demie et nous avons mangé à une heure. Nous allons devoir nous serrer la ceinture d’un cran pour toute la journée, car les cuisiniers ne reviendront plus avant demain à cause du bombardement qui va se faire sentir tout à l’heure. Je suis désigné avec deux camarades pour ouvrir une brèche dans la sape qui est faite de sacs de terre, pour avoir plus de facilité et de vitesse dans l’escalade du remblai au moment de l’assaut. L’endroit est dangereux…

Ayant ouvert la brèche, nous déguerpissons au plus vite. Nous reprenons nos places, salués par quelques obus de 77. Mais passez petits frères !, il est trop tard. Pour notre peine nous sommes récompensés de deux doigts d’eau-de-vie dans un quart pour nous réchauffer. 

À 10 h 45, nous voyons arriver le lieutenant qui commande ma compagnie, la 9e, avec ses hommes de liaison, il y a baïonnette au canon. Je demande à la liaison ce que cela signifie, et lui de me répondre « nous attaquons dans sept minutes. » Oh là, là, gare à la casse. Je communique tout cela aux camarades. Chacun devient encore plus sérieux et plus d’un a pâli. Mais l’émotion, quelques braves que nous soyons, nous étrangle quand même, car nous savons ce que c’est. Nous savons qu’il faut courir sous la mitraille de toute sorte jusqu’à la tranchée ennemie qui se trouve dans « le fond de Buval ». Cette position est défendue avec opiniâtreté. Trois attaques déjà sur ce point ont échoué, malheureusement avec des pertes. La preuve en est là, ces corps couleur gris-bleu, l’attestent plus que tout argument et cela parle assez à notre cœur pour nous donner une émotion bien légitime. Nous n’avons guère le temps de nous faire des réflexions plus ou moins gaies. Tout à coup, sur notre droite, dans la plaine, un fourmillement, nos troupes, celles du Maroc, les zouaves et d’autres ont déclenché le mouvement. L’attaque se mène rondement, sans préparation spéciale d’artillerie. Le spectacle est imposant, tout en ligne, trois rangs se suivent déployés en tirailleurs.  Ils courent comme des lièvres, les Allemands ! Leurs tranchées ont été pulvérisées par le feu de nos canons, les jours précédents. Le reste se sauve ou se rend. Les nôtres foncent toujours avec la même ardeur sur les 2e et  3e lignes allemandes… 

Ce témoignage a été publié dans la liberté du 3 août 1915, volume 3, numéro 12, page 8. 

Références bibliographiques :

« Lettres de tranchées ». Correspondance de guerre de Lucien, Eugène et Aimé Kern, trois frères manitobains, soldats de l’armée française durant la première guerre. Éditions du blé. Saint-Boniface (Manitoba) Canada 2007.

Les dessins qui se trouvent sur le montage sont issus d’un cahier de 19 pages janvier 1911 appartenant à Lucien Kern. Ce sont des œuvres de jeunesse datant de janvier 1911 qui font référence à la guerre de 1870. 

Un très grand merci à M. Bordes, à R. Duclos, à S. et à D. Martel.

 

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