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149e R.I., un régiment spinalien dans la Grande Guerre.
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30 août 2011

Messieurs les beaux parleurs, bienvenue en enfer !

                   Joseph Dechanet        

De nouveau un très grand merci à Y. Marain et à Y. Petrazoller, pour leurs autorisations de reproduire ici, cette lettre écrite le 15 février 1915 par Joseph Dechanet. Elle a été publiée dans un ancien  numéro des « cahiers Haut-Marnais ».

 

Ah ! Les belles phrases, les belles poésies, les beaux discours des journaux ! … sans doute nous espérons la victoire, nous avons la volonté de vaincre, et la confiance ! Mais cette guerre,  sauvage, atroce, barbare, n’est pas du tout « dans le caractère français » ! Et l’on dit, sans doute, tu entends dire, j’en suis sûr, parfois ceci : « Qu’est-ce qu’ils fichent :! Qu’attendent-ils pour les mettre dehors ? Ils ne font rien ! Ça ne marche pas!... ». Je voudrais les voir un peu à notre place, les beaux parleurs de cafés et de coins du feu ! S’ils apercevaient les immenses plaines du Pas-de-Calais et du Nord sillonnées de centaines et de milliers de kilomètres de tranchées, où l’on se guette, où sont braqués les mitrailleuses, les petits canons de 37  et les mortiers, les minenwerfer, etc. S’ils entendaient, de chaque bouquet d’arbres, de chaque montagne, de chaque colline, partir les obus qui balayent les routes, rasent les villages, bouleversent les tranchées ! Ils verraient la difficulté de la tâche.

Tu me parles de la paix, de la fin prochaine, de notre enthousiasme… de notre courage… Quelle vie ! Quelle vie ! Mon pauvre frère… Quand cela finira-t-il ? Quand ? Et comment … ? La confiance s’en va peu à peu à force de fatigues, d’insomnies, de terreurs… Depuis des mois et des mois, on est là, face à face et surtout sans pouvoir bouger… Nous partons le soir, à la nuit tombante, par n’importe quel temps, pour gagner les tranchées de première ligne. Pour y parvenir, il faut suivre des « boyaux » d’approche qui garantissent contre les balles qui, en tout temps, à toute heure, sillonnent les plaines.

C’est une boue infecte, épouvantable, inouïe. On s’enfonce jusqu’aux genoux, et il faut parfois l’aide d’un camarade pour s’en tirer. Après une heure d’efforts, de glissades, de chutes, de « bains de pieds », nous arrivons dans les fameuses tranchées. On se courbe, on se cache, car les balles pleuvent. Les Allemands illuminent de tous côtés la plaine avec leurs fusées éclairantes pour tâcher de découvrir la « relève » afin de la canonner. Et, couverts de boue, les pieds pleins d’eau, l’on s’installe. On est à 150, 100 mètres, 10 mètres de l’ennemi… Allemands et Français cherchent à se rapprocher le plus possible et pour cela creusent des sapes qui parfois se rencontrent ! Nous passons ainsi la nuit, sous la pluie, la neige, la gelée. Il faut veiller !... Sans arrêt, les balles font voler la terre. Les fusées éclairent le ciel. Au loin, le canon gronde ! De-ci, de-là, une bombe, une grenade tombent… On grelotte, on claque des dents, on « bat la semelle », on fume cigarette sur cigarette, on boit de l’alcool et encore de l’alcool pour se réchauffer et … s’abrutir. Voici le jour… La canonnade commence. « Eux » bombardent nos tranchées et nos canons répondent. Les batteries cherchent à se démolir, à détruire les abris de l’infanterie, à suspendre, au lointain, quelque troupe en marche… Puis, rien, rien ne peut te donner une idée de la terreur qu’elle inspire ! On entend un petit bruit sourd, bien connu. Alors, chacun se lève ! « Une bombe » ! Les yeux se lèvent avec frayeur vers le ciel où va apparaître l’engin terrible ! Un cri ! La voilà ! Gare ! Gare la bombe ! « Elle monte, monte dans le ciel, lentement, puis brusquement, descend, descend, descend sur nous en ronflant. » La terreur affreuse, la mort se lit sur les visages. Les yeux hagards, les bras écartés, on la regarde tomber… où tombera-t-elle ? Devant nous, derrière nous, à droite, à gauche ? Horrible anxiété. On tâche de se rendre compte, dans un éclair, dans une seconde… Et l’on fuit, comme des fous, à droite ou à gauche, comme on peut, en se bousculant ! Quel spectacle, grand dieu ! Un craquement épouvantable ! La terre vole à cent mètres de là, le sol tremble, le déplacement de l’air jette tout le monde à terre… Parfois, la terrible bombe arrive sans s’être fait entendre, ou bien l’on ne peut s’enfuir ! Et l’on voit d’horribles choses… Des hommes lancés à 40 m de là ! ou plutôt… des débris d’hommes… ; des hommes enterrés vivants, d’autres devenus fous, d’autres sourds et hébétés par la commotion !... Et nous voyons cela à chaque fois qu’il faut prendre les tranchées. Et le soir, quand nous revenons, nous avons bien souvent la mort dans l’âme ; et quand nous songeons aux nôtres, aux parents, à la famille, la gorge se serre… Oui, celui qui meurt, comme celui qui survit, a souffert déjà cent agonies ! Et parfois, l’on devine à désirer cette mort qui serait la fin des souffrances, la paix décisive !... Tous les endroits ne sont pas aussi mauvais, mais depuis quelque temps nous occupons un secteur des plus dangereux. Devant nous, le sol est jonché de cadavres français qui pourrissent là depuis des semaines. Derrière nous, des croix, des croix partout ! Mon Dieu ! mon Dieu ! la terrible chose !

Mais, me diras-tu, ne pouvez-vous donc jamais vous battre, les chasser ? Ah ! Je ne sais, non, vraiment, je ne sais pas ! Ils sont outillés supérieurement ! Et ils souffrent moins que nous de la vie des tranchées. Nous sommes des centaines dans notre tranchée, exposés à tout. Eux laissent, de loin en loin, une sentinelle dans la leur, et le reste est en arrière, à l’abri, tranquille, et n’arrive qu’en cas de danger, par de multiples « boyaux » savamment creusés. Ils ont des abris solides contre lesquels notre 75, pourtant terrible, ne peut pas grand-chose. Attaquer ?... Hélas ! Les mitrailleuses ouvrent le feu, et les malheureux tombent comme des mouches… On prend une tranchée qui coûte la vie à cent hommes… Et puis ? Derrière elle une autre, et une autre… Comment cela finira-t-il ? Notre artillerie est très bonne, mais ne peut pas tout faire, et l’artillerie allemande est fameuse elle aussi, surtout l’artillerie lourde. Nos effectifs fondent comme neige au soleil ! Il faut être de fer, pour résister, et je suis fier, vraiment de dire que je ne me suis jamais fait porter malade depuis 6 mois. Chaque jour, des malades, des tués, des blessés. Et nulle perspective de paix ! Nous essaierons, sans doute, un de ces jours, de percer. Comment ? Ce sera épouvantable… À moins que d’autres nations n’interviennent : l’Italie, la Suisse, la Roumanie… Que sais-je ? Ces Allemands sont de fameux hommes, on ne peut dire le contraire. Et surtout, on ne ménage plus le sang ! On les mène à l’attaque en « colonnes par quatre », en masse ! Que de milliers d’hommes sont déjà tombés !

 

Légende photo moulin de BouvignySources :

« Les cahiers Haut-Marnais », cahiers édités par les archives départementales de la Haute-Marne. Cote 7 rev 168.

La  photo réalisée en février 1915 est légendée « capitaine Baril, capitaine Panchaud, lieutenant Jean, sous-lieutenant Jauffret ». Elle provient de ma collection personnelle.

 

Un grand merci à M. Alzingre, à M. Bordes, à T. Cornet.,  à J.N. Deprez, à Y. Marain, à F. Petrazoller, au Conseil départemental de la Haute-Marne ainsi qu’à l’association « Collectif Artois 1914-1915 ».

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