11 septembre 1914
Au petit jour, le 149e R.I. fait savoir qu’il s’est emparé du passage à niveau à la baïonnette dans la nuit, mais qu’il n’a pas pu déboucher au-delà.
Vers 7 h 00, le commandant de la 85e brigade apprend que les 2 bataillons du 149e R.I. restés en arrière avec le lieutenant-colonel Escallon, ont rejoint le reste de la brigade.
Des ordres sont donnés pour reprendre l’offensive sur Soudé-Sainte-Croix et l’arbre de la Nolleraie, en partant de la voie ferrée par Coole en 2 colonnes. Celle de gauche, avec le 149e R.I., se dirige sur Soudé-Sainte-Croix. Ils arrivent sur le front sans incident, l’ennemi ayant évacué en faveur de la nuit.
En début d’après-midi, le 21e C.A. doit atteindre la Marne entre Sogny-aux-Moulins et la ferme Montjallon. L’itinéraire de la 85e brigade est Soudé-Sainte-Croix, Dommartin-Lettrée, Saint-Quentin-sur-Coole (cote 141, 143, Sogny-aux-Moulins). La colonne comporte un groupe de l’A.D.et deux groupes de L’A.C.. À Saint-Quentin-sur-Coole, la colonne traverse vers 21 h 00.
Elle est coupée par des éléments de cavalerie et d’artillerie. Elle quitte l’itinéraire prévu et forme le parc vers la cote 138. Le 158e R.I. est posté à 200 m à l’arrière du carrefour de la route avec la voie romaine de Châlons-sur-Marne. Les troupes bivouaquent.
Extraits du livre « jours de gloire, jours de misère » d'Henri René.
« Depuis que nous déambulons la nuit, je n’en ai pas connu d’aussi noire. Je me lance sur une piste… À Sogny-aux-Moulins, nous nous étendons sous les arbres au bord de la Marne, de deux heures à six heures du matin, pour délasser nos membres courbaturés par une rude étape.»
12 septembre 1914
La marche en avant continue. Itinéraire : Sogny-aux-Moulins, Moncetz-Longevas, ferme du Sauna, partie est de Lépine.
La colonne est constituée comme la veille. Elle arrive sans incidents à Moncetz-Longevas.
Un nouveau départ a lieu à 11 h 50 par l’itinéraire suivant : la Maison-Neuve, « chemin à un trait » vers Cheppe. Arrivée cote 152 à 17 h 30. Le brouillard et la forte pluie empêchent l’artillerie de canonner des mouvements ennemis. L’A.G. pousse jusqu’à la Cheppe qu’elle occupe. Cantonnement et bivouac vers 23 h 00.
Extraits du livre « jours de gloire, jours de misère » d'Henri René.
« Le lendemain 12, nous marchons sans arrêt, droit au nord à travers champs, et l’obscurité redescend sur la plaine quand nous arrivons en face de la Cheppe. Nos éclaireurs signalent que l’ennemi s’y trouve encore et le bataillon d’avant-garde se déploie pour attaquer. On y mettrait moins de formes, si l’on savait que les Allemands fuyaient, mais personne ne nous l’a dit. Nous en sommes à supposer que la bataille s’est seulement déplacée et, l’expérience aidant, nous ne nous lançons plus à la légère.
L’orage éclate. En quelques secondes, nous voilà trempés jusqu’aux os et de fort méchante humeur : on ne s’arrêtera donc plus jamais ? Il fait aussi sombre qu’hier.
À 21 h 00, l’avant-garde rend compte qu’elle occupe la localité et, pour ne plus perdre un temps précieux, la brigade à l’ordre de s’y porter en formation massée. On s’ébranle sous la trombe d’eau : pas un point de direction à l’horizon, pas la moindre lumière au village, impossible de sortir une carte sous ce déluge. Nous mettons plus d’une heure pour franchir 1200 m.
Les hommes se bousculant, tombant dans les trous, la houle se propageant de droite à gauche et de la tête à la queue. Le bataillon ressemble à un ivrogne : titubant, jurant, sacrant, pestant. Au fond, c’est très comique, et ceux d’entre nous qui ont meilleur moral se payent le luxe de quelques bons mots. Notre avalanche se déverse parmi les ruines ; tout est bouleversé par le passage de la horde, et nos unités se réfugient dans les granges ou dans les remises pour s’y mettre à l’abri des cataractes du ciel.
Une odeur pestilentielle se dégage des cadavres de chevaux qui jonchent les rues et les potagers, et des quartiers de viande abandonnésen hâte par l’ennemi.
Nous trouvons un gîte dans une maison dont les murs sont intacts, mais où tout est saccagé, les tiroirs renversés, le linge et les effets répandus sur le sol au milieu de la boue. Quel bien-être cependant ! Il y a une immense cheminée, où nous voyons pétiller les flammes et bouillir une vaste marmite. Il y a surtout deux grands lits en bois avec les sommiers intacts, et deux matelas étendus par terre. Ce luxe nous paraît d’autant plus exquis que l’ennemi a failli en profiter et que, maintenant, il grelotte sous la pluie.
Je me souviens d’un détail piquant. Parmi ce linge épars, deux de nos camarades ont pu faire leur choix de chemises de rechange, et je crois même que c’étaient des chemises de femme ! Dans l’état d’extrême pénurie et de misère où nous sommes, toutes les ressources existantes sont du bien national : deux sous-lieutenants, habillés de neuf, chauffés et réconfortés, cela représente deux sections qui, demain, se comporteront si c’est possible encore plus vaillamment que la veille.»
13 septembre 1914
Nous récupérons 13 prisonniers qui sont restés dans le village. Des objets dérobés en France sont trouvés sur plusieurs d’entre eux.
L’avance se poursuit par le passage à niveau de Piémont, carrefour à 800 m à l’est de la ferme de Piémont puis Suippes
Le mouvement est interrompu suite à l’engagement de la 86e brigade. Il reprend après la prise de Suippes par les 1er et 3e B.C.P.. La ville est en feu. L’ennemi retraite au nord.
La brigade reçoit l’ordre de marcher sur Somme-Py par Souain et passe devant la 86e brigade à 17 h 00.
Vers 18 h 00, la tête de la colonne est canonnée par l’artillerie allemande. Les régiments se remettent en colonne par 4. Elle arrive dans la nuit noire à Souain, et constate que le village est vide à 300 m. Au-delà, elle est accueillie par des tirs de mitrailleuses et une vive fusillade sur le front et sur les flancs. L’A.G. se déploie et se retranche pour la nuit. La brigade est au bivouac.
Extraits du livre « jours de gloire, jours de misère" d'Henri René. »
«Il faut arriver à Somme-Py cette nuit morts ou vifs ! » Tel est l’ordre de mouvement que l’on nous communique à Suippes, le 13, à 18 h 00, après une nouvelle journée de marche où l’ennemi ne nous a arrêtés que par de timides arrière-gardes. La nouvelle d’une grande victoire, déjà vieille en fait de deux ou trois jours, s’est enfin répandue comme une traînée de poudre. Soldats ! plus rien ne doit vous arrêter, ni les fatigues, ni les privations, ni les obus tirés de très loin, pour vous retarder sur l’objectif qui vous est assigné, en avant coûte que coûte…
Il suffit. Ah ! Si nous avions connu plus tôt cette magnifique nouvelle ! Il n’est temps ni d’y réfléchir ni d’analyser les sentiments qu’elle provoque ni de peser la lourdeur des jambes. Direction Souain…
Nuit du 13 au 14 septembre 1914 :
Mes fonctions, que je remplis maintenant comme officier, me désignent encore pour centraliser les liaisons et les renseignements à l’avant-garde, auprès du commandant L…(Émile Laure), qui a repris le commandement du bataillon, avec la 9e compagnie, du capitaine S…(Henri Souchard), et la 10e où le capitaine P…(Henri Panchaud) a remplacé le lieutenant M…(?)
Le colonel E…(Jules Escallon) nous recommande une allure résolue, sans hésitations, sans tâtonnements, sans précautions excessives : toute la division nous suit et nos arrêts ne pourraient que gêner sa marche. Mission délicate s’il en fût.
Nous cheminons à travers champs en formation semi-déployée tant que l’obscurité n’est pas complète, puis par la grand-route, avec des patrouilles à courte portée sur nos flancs et vers l’avant, une reconnaissance de pointe commandée par l’ex-adjudant C…(Émile Chauffenne), promu sous-lieutenant.
Nous nous hâtons. Les capitaines des 9e et 10e compagnies combinent leur plan d’action pour aborder Souain et s’en rendre maîtres dans le cas où les Allemands y seraient encore. Chaque pas nous en rapproche, on n’en est plus qu’à 200 m : rien de nouveau. Nous voici à 100 m, deux coups de feu percent le silence et, assez loin, on entend le trot d’un cheval sur la route. À droite et à gauche, il nous semble voir des lanternes sourdes qui se déplacent, nous nous demandons si ce ne sont pas des hallucinations.
Le sous-lieutenant C…(Émile Chauffenne), nous fait dire par un cycliste : « Je suis tombé sur une patrouille de uhlans. Ils ont crié : Wer da, feuer,… ils ont tiré et ils ont disparu aussitôt ». Le capitaine L... (Émile Laure), hésite quelques secondes.
-« Marchez, mais marchez donc » lui fait dire aussitôt le colonel. Advienne que pourra, continuons.
La route descend et devient la rue du village. À l’entrée, un camion automobile aux vitres brisées, qui vient d’être abandonné. Pas une lumière, les granges sont ouvertes, les murs sont muets : cela sent le traquenard. Nous frottons une allumette, éclairons une lanterne, inspectons rapidement les premières maisons. Rien.
- Marchez, mais marchez donc !
- Tant pis pour eux… allons-y, puisqu’ils veulent absolument tomber dans la souricière.
Auraient-ils raison et avions-nous vraiment trop peur ? Nous traversons tout le village sans accroc, nous en sortons au Nord. Toujours rien. J’affirme que des lanternes se déplacent sur nos flancs, que j’entends des bruits de voix ; le capitaine commandant, nerveusement, me répond par la formule qui vient de l’arrière :
- Marchez, mais marchez donc !
Nous avons progressé de 300 m. À ce moment, des coups de sifflet stridents retentissent à notre nez et à nos oreilles, nous donnant immédiatement cette terrible impression de demi-enveloppement. Les clairons ennemis jettent leurs lugubres notes d’alerte, et nous sommes au centre du roulement de la fusillade. J’ai le sentiment que les balles ennemies partent à 50 m devant nous, autour de nous.
Des milliers de petits éclairs me le confirment, et le tapotement d’une dizaine de mitrailleuses nous cingle.
D’instinct, nous nous sommes jetés dans les fossés de la route. Les 9e et 10e compagnies déploient quelques fractions de part et d’autre, et nous répondons au feu par le feu. C’est infernal. On tire aux étoiles, sans savoir pourquoi ni sur qui, mais on tire, on tire, on tire. Il n’y a pas grand dommage, car on vise trop haut de part et d’autre. Que dis-je, et qui parle de viser ?… C’est un concours de bruit, horriblement impressionnant, terrifiant.
C’est l’embuscade. Il fallait s’y attendre, on n’a pas voulu nous croire et je voudrais bien voir le désordre du gros de la colonne qui n’a pas gardé sa distance et qui, en ce moment, doit être engouffrée dans le village ! L’embuscade ennemie ne pouvant être forcée de front, le capitaine L…(Émile Laure), me prend avec lui pour aller organiser et lancer une manœuvre latérale qui, partant du village et appuyant à l’est, cherchera d’autres débouchés. Il laisse au capitaine S...(Henri Souchard), le commandement des deux compagnies de tête, et il replie le groupe des liaisons, rampant dans les fossés de la route, sur les premières maisons.
En passant, il donne l’ordre à la compagnie du génie de mettre la lisière en état de défense : les sapeurs sont aplatis contre le talus ; les trois chevaux des officiers, imprudemment amenés vers l’avant et incapables de s’affaisser sous la menace des balles, gisent expirant au milieu de la chaussée. Le crépi des murs vole en éclats. Toutes les trajectoires semblent converger de notre côté : nous nous réfugions dans une grange pour délibérer. Les balles traversent, bourdonnent, vont mourir dans la paille.
Je constitue en patrouille mon groupe de liaison, grossi de quelques isolés qui se sont joints à nous dans le désarroi de la nuit, et nous nous coulons dans un ravin, vers l’est. Des fractions d’un autre bataillon sont là, sans objectif, sans mission, cherchant à s’employer. Le capitaine les prend et me suit avec elles. Nous avançons de 200 à 300 m, nous guidant sur la fusillade qui continue à notre gauche et cherchant à nous élever sur son flanc. Arrêt. On se couche. Harassés, presque tous les hommes s’endorment aussitôt, le nez au sol.
Réunion des gradés, explication à voix basse : on va marcher droit encore 200 m, puis on se rabattra à gauche par une conversion, on traversera les buissons du ravin. On se serrera les coudes. On se rapprochera de l’emplacement présumé de l’ennemi et on se tiendra prêt à se jeter sur lui à l’arme blanche. Deux recommandations essentielles : pas de bruit, marcher à pas de loup, tenir les baïonnettes avec la main pour éviter le cliquetis dans les fourreaux et pour tout le monde, avoir la précaution exclusive de sentir avec son coude le voisin de gauche.
Nous circulons derrière les dormeurs : debout, allons, debout ! Ils n’entendent pas nos appels, à voix basse, nous les soulevons les uns après les autres par la patelette de leur sac, les plus maussades retombent lourdement comme des masses inertes. Il faut les secouer : on ne s’en prive pas.
Nous expliquons la consigne à l’oreille de chacun, mais il n’est pas pire sourd que celui qui ne veut rien entendre ! J’insiste chaque fois : surtout, direction à gauche…De plus en plus, je me heurte à la force d’inertie… La ligne s’ébranle, les pieds automatiquement se portent l’un devant l’autre, les yeux restent fermés, les esprits ne quittent pas les ténèbres. Au bout de 50 pas, tout le monde appuie à droite, parce qu’une déclivité du terrain entraîne de ce côté les inerties. Halte ! murmure le capitaine. Il veut faire serrer sur la gauche pour réparer l’erreur, peine perdue : à l’arrêt, cinquante masses sont retombées, endormies.
Nous passons une demi-heure à stimuler notre monde, à l’oreille : l’ennemi est là, nous allons le rosser, en avant, en avant… On repart, tant bien que mal, on commence la conversion, on se déchire la figure et les mains à la traversée des buissons.
On prend pour nouveau point de direction la silhouette vague des grands arbres de la route, là où nous avons laissé les 9e et 10e compagnies au contact de l’embuscade et d’où nous voulons les délivrer par notre manœuvre.
Elles sont malheureusement retombées dans le silence morne et nous n’avons même plus leur combat pour nous guider. Il nous semble que nous sommes à pied d’œuvre et déjà circule l’avertissement d’attaque : attention, au coup de sifflet, à la baïonnette. Soudain, la rafale reprend, tout près, les sinistres claquements de coups tirés à bout portant nous jettent par terre.
Nous répondons, nos fusils braqués dans toutes les directions, vers l’ennemi, peut-être aussi vers les nôtres, crachent leurs jets de flammes, dispersent leurs projectiles. Le vacarme est assourdissant, rien ne peut l’arrêter. Les culasses se manœuvrent nerveusement et bruyamment, les commandements français et allemands se mêlent en une indicible confusion. Seul et plus fort que tout, même que l’instinct de conservation, le sommeil couche les fusils dans l’herbe les uns après les autres et peu à peu remplace par un des ronflements de fatigue la pétulance du feu.
Décidément, l’embuscade est plus sérieuse que nous le pensions. Il faut songer, non pas à la déborder, mais à constituer un front d’engagement pour s’aligner avec elle en combat singulier. Nous laissons là les fractions de l’autre bataillon, avec mission de couvrir notre flanc droit, et, nous reportant un peu en arrière, nous décrivons à travers champs un demi-cercle pour nous rapprocher des nôtres. Voici le capitaine S…(Henri Souchard),
- C’est vous, L…(Émile Laure) ? Dites donc, vous ne pouvez pas nous laisser ici, c’est intenable.
- Je sais bien. Et c’est pourquoi je reviens à vous.
- Il était temps. Vous savez que vous nous avez tiré dessus tant que vous avez pu !
- Possible. On ne fait pas ce qu’on veut par cette satanée obscurité. Et maintenant, en arrière, homme par homme, par les fossés, dans le plus absolu silence.
Nous ne nous décrocherons qu’au prix de précautions inouïes. Ralliement à la lisière du village. Ce n’est pas une petite affaire que d’insuffler encore à nos unités assez de vie pour permettre l’exécution de cet ordre.
Nous circulons comme des revenants et, renonçant à leur expliquer quoi que se soit, nous prenons nos hommes sous les bras, comme des infirmes, nous les jetons plutôt que nous les amenons dans les fossés de la route, leur indiquant, ensuite de filer droit devant eux. Lourdement ahuris, sans y rien comprendre, ils vont. Il y en a pour deux bonnes heures à les dévider ainsi : nous y réussissons cependant sous les coups de feu qui sont devenus plus rares, et c’est avec un soupir de profond soulagement que nous remettons quelques 300 m entre nous et l’ennemi, qui ne nous suit pas. Avons –nous perdu du monde ?
Mystère… mais certainement pas beaucoup, car ces tirs de nuit sont de la poudre jetée aux moineaux. Les trois chevaux mourants obstruent la route. Nous y heurtons bien aussi du pied quelques formes humaines, mais ce sont vraisemblablement plutôtdes dormeurs que des morts. Par un de ces retours de la fortune des combats, nous battons en retraite, nous qui poursuiveurs éperdus, avions voulu ce soir coucher à Somme-Py.»
14 septembre 1914
Dans la nuit, le commandant de la brigade décide d’attaquer au petit jour.
Les bataillons de l’A.G. tiendront le front pendant qu’un bataillon du 158e R.I. essaiera de prendre la ligne à revers vers l’est. L’attaque est prévue à 5 h 00. Le bataillon du 158e R.I., parti à 3 h 30 pour se mettre en place, se heurte à une ligne ennemie dans le bois avec des mitrailleuses. L’A.G. se lance à la baïonnette, mais s’emmêle dans des fils de fer. Elle est obligée de reculer au lever du jour.
Le 149e R.I. signale que les Allemands ont creusé une ligne de tranchées à 1200 m du village. Ces tranchées sont occupées par des fantassins et des mitrailleuses. Notre artillerie ne répond pratiquement pas.
Un ordre est donné au 158e R.I. à 9 h 30. I lui faut exécuter un mouvement dans la nuit et se replier en laissant la place à la 13e division. L’avance jusqu’à la crête de la 18e division est stoppée et ramenée en arrière par une violente canonnade.
11 h 00 : l’artillerie allemande canonne la lisière et le village de Souain. Le 149e R.I. doit évacuer le village et reflue vers le sud.
Le lieutenant-colonel Houssemont qui a pris le commandement de la brigade à la suite de la blessure du colonel Neuville, demande au 149e R.I. de se regrouper et de se retrancher à la lisière nord du bois de la cote 135.
Il doit couvrir le repli du 158e R.I.. Celui-ci s’effectue lentement sous la canonnade d’obusiers lourds. Le repli du 149e R.I. se fait sous le feu des canons et des mitrailleuses ennemies. Vers 15 h 00, le 149e R.I. se reconstitue à l’est de la route à 400 m de Suippes où il se ravitaille.
Ce qu’il n’avait pas fait depuis 2 jours. Bivouac de la brigade à l'ouest de la route. Elle est remplacée par la 86e brigade.
Extraits du livre « jours de gloire, jours de misère» d'Henri René.
«Ceux qui ne restent pas en ligne se jettent sur la paille pour y sommeiller quelques instants. Je suis du nombre. Je suis trop agité et pressens des choses trop graves pour y réussir. Que la gloire est peu ! Depuis huit jours, nous la colportons sans nous en douter. J’avais vécu avec moins d’anxiété les phases de la retraite que celles de la poursuite. Mourant, je me raccrochais à la vie. Ressuscité, je défaille. Je suis à bout de force et tous sont comme moi. Arrivés à un tournant, nous penchons, nous penchons… Allons-nous tomber quand on fait fond sur nous plus que jamais ?
Fracas d’incendie. Des planches craquent, se disjoignent et tombent près de moi. De hautes flammes entrent dans ma grange. Des cartouches et des bandes de mitrailleuses éclatent sèchement. Tout le monde est debout fuyant le feu : quel lugubre réveil ! Qui a allumé ? Un maladroit, un espion, un allemand resté dans des ruines, on ne le saura jamais, il est parfaitement inutile d’enquêter. On s’écarte, on évacue la partie de village incendiée, les lueurs éclairent notre désordre, l’ennemi tire sur nous, joyeux de ce désarroi.
Nous garnissons les amorces de tranchées rapidement creusées par le génie et, insensiblement, la bataille reprend sans que nous nous doutions même que la clarté du jour remplace maintenant celle des flammes. Notre fusillade part droit au Nord, prenant comme objectifs les bouquets d’arbres, les meules de paille, la crête du moulin de Souain : rien de précis ne nous apparaît. Les obus tombent, arrosant les champs devant nous, bouleversant le cimetière où la 12e compagnie s’est pelotonnée.
Nous avons l’impression d’un isolement absolu, le sentiment que l’ennemi va nous envelopper. La situation est intenable. Le colonel replie peu à peu vers la crête, au sud du village, le gros du régiment, et nous restons en arrière-garde avec ordre de tenir tant que cela nous sera possible. À 11 h 00, un déluge d’artillerie nous accable : on dirait des coups français… Cinglantes et venant de l’arrière, les trajectoires nous frôlent… Tout autour de nous, les explosions saccadées du 75 s’abattent en trombe…
- Cycliste Saunin, au galop, au triple galop, prenez la route au sud, cherchez le colonel ou qui que ce soit, dites que l’artillerie tire sur nous !
On se fait tout petit, très petit. Chose étrange, ce malheureux incident nous donne presque confiance. Il ne nous avait jamais été donné de juger d’aussi près les effets de nos pièces ils sont terrifiants.
La 11e compagnie, en avant à droite, l’expérimente cruellement et la voici qui se replie vers nous, homme par homme, sous le tir ajusté des impitoyables mitrailleuses. Les minutes sont éternelles. Nous accentuons notre feu pour les aider. À midi, les sergents nous annoncent que les cartouchières sont vides ! Successivement, les demi-sections retraitent, se faufilant à travers les ruines.
À midi et demi, il n’y a plus personne dans le village et les obus allemands, fusants, percutants, en une danse effrénée nous poursuivent. Nul ne s’arrête pour regarder les morts ou secourir les blessés gémissants, dont le chapelet sanglant s’égrène sur 2 km. Nous nous rallions sous bois, à l’abri d’une position de repli qu’occupe le gros du régiment.
L’intrépide lieutenant W…(Marie Georges Wichard), de la 9e compagnie, qui s’est déjà tant de fois distingué par son courage imperturbable, arrive le dernier : il s’avance par la route, la canne à la main, conduisant la patrouille de queue, s’assurant que l’infanterie ne nous a pas talonnés, au pas, sans prendre garde aux coups, sans fléchir une seule fois la tête ou le buste sous les explosions qui l’encadrent.
Nous l’entourons… Il pleure !!!
Cette journée du 14 est d’une indicible tristesse. On nous ramène à Suippes, on nous parque dans les champs, les bergers comptent leurs brebis, il en manque beaucoup.
Cependant, derrière les faisceaux, nous nous redressons au passage du général de division.
Nuit de repos inespérée.»
15 septembre 1914
Deux bataillons du 158e R.I. reçoivent l’ordre d’attaquer en liaison avec la 13e division à 5 h30. Le reste de la brigade reste en réserve de la division et du C.A..
Le colonel Menvielle reprend le commandement de la brigade. Vers 16 h 00, le 149e R.I la direction de la cote 152, en couverture artillerie. À la nuit, 2 bataillons du 149e R.I. réoccupent le village de Souain. Le 3e bataillon est en réserve à 1800 m au sud-est de Souain.
Extraits du livre « jours de gloire, jours de misère » d'Henri René.
« Douze heures de sommeil, tranquillement nous sommes étendus sur le sol dans nos couvre-pieds, après une bonne soupe chaude que l’on a eu le temps de préparer tout à loisir.
Pas de pensées, pas de rêves, pas de cauchemars : l’oubli. À 18 h 00, nous nous ébranlons, en formation d’attaque largement échelonnée. Mon bataillon, c’est bien son tour, ferme la marche. Où va-t-on ? À Souain, encore à Souain… Des régiments comme le nôtre ne restent pas sur un échec.
L’artillerie de deux C.A. est déployée sur la crête que nous franchissons, elle vomit du feu et de l’acier en un tir foudroyant qui nous assourdit au passage et exalte notre confiance. Enfin, voilà une préparation ! Jusqu’à maintenant, nos attaques se sont lancées sans cet appui précis et précieux.
On dit que des instructions venues de haut ont rappelé aux exécutants cet élémentaire principe, l’infanterie n’aura plus qu’à entrer dans les brèches. Fasse le ciel que sa tâche devienne aussi facile ! J’en doute, je suis terriblement sceptique.
Les mitrailleuses tiennent de bien petites places pour ne pas passer à travers les gouttes et j’imagine qu’elles ne seront pas toutes noyées quand nous nous préparerons à accoster. Les bataillons de tête progressent, cependant que nous nous arrêtons, en réserve sous bois. A d’autres les soucis… Nous avons celui de la pluie qui nous suffit. On déploie les toiles de tente et, assis ou accroupis sous leur illusoire abri, on prend ses dispositions de nuit… on fait son lit ! Je ramasse quelques branchages fauchés par le bombardement des jours précédents, et je m’étends presque de volupté.
Au bout d’une heure, transit d’humidité, je me lève en maugréant, n’ayant plus que la ressource de faire les cent pas pour réagir. Nos patrouilles de liaison ont perdu la trace des unités d’attaque, il faut en conclure que celles-ci ont gagné du terrain. Peut-être que nos blessés d’avant-hier ont trouvé des sauveurs qui les ont guéris de la terreur d’être faits prisonniers.
Le régiment est à Souain, il y restera. Ira-t-il plus loin ? C’est douteux : les crêtes au nord sont fortement tenues. L’artillerie ennemie tonne puissamment, nous sommes arrêtés sur tout le front de Champagne, de Reims, à l’Argonne. La poursuite est enrayée, la libération du territoire est ajournée. Nous restons en réserve.»
16 septembre 1914
Peu de changement. On signale que le bombardement des tranchées allemandes entraîne des coups de fusil tirés par les officiers allemands sur leurs fuyards.
Extraits du livre « jours de gloire, jours de misère» d'Henri René.
« Nous sommes rassemblés dans le ravin de « la voie romaine », nous subissons un incessant bombardement. Nous sommes disposés par petits paquets et tâchons de nous confondre avec des tas d’avoine bottelée.
À chaque instant, nous attendons l’ordre de nous porter en avant, tant et si bien que nous négligeons une précaution élémentaire, celle de creuser des trous et de nous abriter derrière des parapets de terre. Toutes les imprudences se payent et notre immobilité nous coûte une cinquantaine d’hommes, stupidement tués ou blessés à ne rien faire.
À la nuit, nous rentrons sous bois. Des huttes s’y aménagent rapidement et, sur les toits de branches entrecroisées, les toiles de tente se raidissent d’humidité. Trois nuits de pluie ! On se sent perclus de douleurs. On patauge dans la craie visqueuse. On ressemble à des plâtriers. Les fusils sont rouillés, les mécanismes encrassés de boue blanche ne fonctionnent plus. Le moral est bas. »
17 septembre 1914
Même situation.
Il est 16 h 40, le 149e R.I. reçoit l’ordre d’attaquer le mamelon 155 en liaison avec la 86e division. Cette attaque est annulée. Le régiment bivouaque sur place.
18 septembre 1914
Les positions occupées sont renforcées. Même situation, la canonnade continue. Le colonel Menvielle quitte le commandement provisoire de la 85e brigade. Il est remplacé par le général Dumezil commandant l’artillerie du 21e C.A..
19 septembre 1914
Un ordre est donné à un détachement sous les ordres du lieutenant-colonel Escallon, composé d’un bataillon du 149e R.I. et d’un bataillon du 158e R.I., il doit occuper la lisière nord-ouest du bois de la cote 151 (1500 m nord- ouest moulin de Chantereine ).
À 4 h 00 les bataillons du 149e R.I. qui se trouvent dans Souain sont attaqués par l’infanterie et cannonnés. Le 3e bataillon du 149e R.I. ne peut franchir la crête pour les appuyer. Les 2 bataillons coincés dans le village, d’abord dans la partie ouest, finissent par l’occuper en entier, en faisant subir à l’ennemi de grosses pertes.
Ils regroupent 120 prisonniers dans l ‘église. La situation reste critique toute la journée. Les munitions manquent et il est impossible de se réapprovisionner.
Le réapprovisionnement ne peut se faire que dans la nuit. Quand l’artillerie ennemie cesse, les blessés et les prisonniers sont évacués et le 3e bataillon le rejoint.
Extraits du livre « jours de gloire, jours de misère» d'Henri René.
« À 6 h 00, réveil au son du canon et de la fusillade. Une nouvelle fuse : Le régiment est attaqué dans Souain.
- Je transmets l’ordre : « 9e compagnie : avant-garde. Front d’engagement : l’est de la route, la droite au boqueteau 158 - 10e et 11e compagnies : formation échelonnée derrière la 9e compagnie. – 12e compagnie : en réserve, en lisière du bois. »
Rien de grave tant que nous cheminons ainsi dans la dépression de la voie romaine. À la crête, dès qu’y arrivent les éclaireurs de la 9e compagnie, le tableau change : rafales serrées de 77, tirs d’enfilade de mitrailleuses venant du moulin de Souain à l’ouest et des bois à l’est. L’avant-garde, au lieu de reculer, se jette en avant et disparaît au-delà, mais nous voyons des corps inertes qui jalonnent son itinéraire et de nombreux blessés refluent vers nous.
Un moment après, c’est notre tour… Les canons et les mitrailleuses ennemies sont sur leurs gardes, des feux infranchissables nous barrent la route et nous infligent de lourdes pertes. Trois fois nous essayons, trois fois en vain. Le capitaine L...(Émile Laure) nous ramène à 200 m en arrière, pour reconstituer les unités ébranlées et préparer une autre tentative. Il faut absolument passer.
Les bruits les plus alarmants nous parviennent par des isolés, de retour de Souain : ils disent que l’ennemi a attaqué avec des forces considérables, que nos camarades sont cernés, qu’ils demandent sans délai du secours et des renforts importants.
Nouvelles vagues de tirailleurs lancées vers la crête, nouveaux échecs.
De l’arrière, on nous croit mous ou fléchissant. On aiguille dans notre direction 2 compagnies de chasseurs, pour nous entraîner. Ils avancent, dans l’angle mort, en belle formation… Nous n’y mettrons pas d’amour-propre, s’ils font mieux que nous, on suivra ! Les voici. Ils se ramassent, les chefs de section donnent l’exemple, la ligne dangereuse est abordée au pas de course.
Le mouvement s’annonce bien, nous nous y joignons résolument. Soudain, toute une rangée s’écroule en même temps, sous une rafale d’enfilade de mitrailleuses…La vague est brisée… Le reflux arrête et repousse le flux… Les chasseurs rétrogradent loin, très loin… Nous retrouvons nos places et sommes de nouveau seuls… Il ne fallait pas croire que nous étions mous ou fléchissant !
Tragiques instants !Et nos camarades qui nous attendent….
L’obscurité va nous permettre de passer. Le capitaine commandant rassemble les survivants de cet engagement stérile et sanglant, et les achemine par la route vers le village. Nous tombons nez à nez sur une colonne arrivant en sens inverse. Quelqu’un s’écrie :
- En arrière, ce sont les Allemands !
C’est vrai… Mais prisonniers.
Une compagnie les escorte. Les 2 premiers bataillons se sont dégagés par leur attitude hardie, grâce au sang froid de leurs chefs. Après un corps à corps dans les maisons et dans les rues, l’attaque a rebroussé chemin, laissant d’innombrables morts et plus de 100 prisonniers. Victorieux, le régiment se groupe sur le champ de bataille et, comme on disait autrefois, il va coucher sur ses positions.
Autrefois, en pareil cas, on se reposait. Aujourd’hui, on continue. La bataille ne s’arrête jamais, les alertes succèdent aux alertes : les fantassins sont partis, les obus les remplacent, semant à distance, par représailles d’une affaire manquée, l’épouvante, la mort et l’incendie. Le village brûle. Les postes de secours émigrent de ruine en ruine, traînant derrière eux leur triste cortège de blessés. L’auto-canon est encore là, renversée, brisée, seul trophée de 3 jours de bataille.
Le vainqueur du jour est le commandant F…(Henri François) du 2e bataillon. On se hâte vers son poste de commandement, à la maison d’école, pour lui offrir des félicitations émues. Quel soldat ! Petit, les yeux clairs, un nez fin et décidé, le teint coloré et exubérant de vie. La moustache blonde et éclatante de jeunesse, la voix fraîche et claironnante, un éternel sourire épanoui sur les lèvres. Ce soir, il est grisé d’émotion et de succès. Il vient de donner ses ordres : Le village est cerclé, les barricades sont dressées, les tranchées bien garnies, tout le monde à son poste….
Une constatation inattendue montre que notre bataillon a eu les pertes les plus lourdes. Aussi ne sommes-nous pas appelés au service des tranchées et nous casons nos unités dans les granges ou caves de la partie sud du village, prêtes à être alertées si besoin.
Deux de nos commandants de compagnies manquent à l’appel : le capitaine S…(Henri Souchard),, de la 9e compagnie, qui a été grièvement blessé au moment où il entraînait ses éclaireurs vers l’avant, et le sous-lieutenant J…(Paul Jeannin), qui a eu une jambe cassée par un éclat d’obus. Le capitaine L…(Émile Laure) ne peut nous dissimuler sa tristesse de voir disparaître ainsi les deux derniers représentants des officiers du départ, et il pleure aux mauvaises nouvelles qu’on lui donne du capitaine S...(Henri Souchard), son meilleur ami du vieux bataillon du temps de paix !
Pendant une semaine, nous « tenons garnison ». Les occupations ne manquent pas : elles sont surtout d’ordre funèbre… »
20 septembre 1914
Nuit calme. Accalmie toute la journée. L’artillerie française donne efficacement.
21 septembre 1914
il n’y a pas de changement important au 149e R.I..
22 septembre 1914
L’ordre est donné au 149e R.I. dans Souain de se montrer agressif et de gagner si possible du terrain. Pour le reste de la brigade, organisation sur place et repos.
Extraits du livre " jours de gloire, jours de misère" d'Henri René.
« Un soir, le 22 septembre, si je me souviens bien, on signale la disparition du commandant F…(Henri François). C’est, pour nous tous une grande et douloureuse émotion. On ne doute pas qu’il n’ait commis une imprudence et, toute la nuit, on le cherche aux abords des tranchées.»
23 septembre 1914
Une reconnaissance fait savoir que les tranchées en face du 149e R.I. sont garnies de fils de fer. La journée reste calme. Le 149e R.I. effectue des travaux de propreté et enterre les cadavres. L’artillerie allemande tire sur Souain. La nuit est calme.
24 septembre 1914
Une attaque de la 43e division et de la 60e division sur la cote 60 doit se déclencher. Le 149e R.I. agira dans la direction de Sainte-Marie-à-Py, en liaison avec les chasseurs de la 86e brigade. L’offensive commence à 9 h 00 et se poursuit jusqu’à la nuit. L’artillerie ennemie se tait grâce à la nôtre. La progression du 149e R.I. est très lente sous le feu. La nuit est calme.
25 septembre 1914
Matinée calme. À 15 h 00, ordre de vigilance, une action ennemie est à craindre. À 18 h 00, une violente canonnade se produit sur Souain. À 18 h 30, l’infanterie attaque. La canonnade ralentit à la tombée de la nuit.
26 septembre 1914
Matinée calme. Le commandant François du 2e bataillon est retrouvé mort d'un éclat. 6 h 30. Le 17e C.A. subit une violente attaque. L'ennemi est arrêté par l'artillerie. Les tranchées de la cote 155 sont abandonnées dans la journée par 2 sections du 149e R.I. qui les avaient occupées. Elles sont reprises la nuit. Le 158e R.I. est engagé.
Extraits du livre " jours de gloire, jours de misère" d'Henri René.
« Vers le matin seulement, un de ses officiers songe à monter au grenier de la maison d’école : sur la dernière marche, un corps inerte gît, la tête fracassée, inondé de sang, c’est notre malheureux commandant F…(Henri François) ! Il a été frappé à son poste, en pleine activité, au travers de la mansarde qui lui avait servi d’observatoire à la fin du jour, pour y surveiller le front, pour s’assurer que nous pouvions dormir tranquilles. C’est une belle fin, il n’en eût pas rêvé d’autre s’il avait dû choisir…
Il avait tant souhaité, cependant, ne pas être arrêté dans sa course à la victoire ! Nous lui faisons de pieuses obsèques, les plus anciens officiers de régiment se disputent l’honneur de le porter eux-mêmes jusqu’à sa dernière demeure. Le colonel prononce sur sa dépouille une allocution touchante et l’on se dit « à Dieu »…
Le haut commandement a les yeux sur nous. Il vient de nous le faire savoir par la plus belle citation à l’ordre de l’armée que le régiment ait encore connue. Il peut être tranquille : Souain tiendra. Peu à peu, nous nous organisons comme dans une place forte assiégée, mobilisant toutes les ressources, faisant face aux évènements prêts à subir les privations ; les fatigues et les bombardements, pleins de confiance.
Nos troupiers s’ingénient : ils soignent les vaches dans les caves. Ils décomptent le petit bétail. Ils rassemblent les lapins et les pigeons égarés. Ils retournent les champs de pommes de terre… Même encerclés, nous ne mourrons pas de faim. Les cuisines s’installent dans les foyers effondrés, le plus près possible des entrées de caves afin que, au premier sifflement d’obus, on puisse disparaître.
Les hommes ont été tellement sevrés d’aliments chauds, depuis longtemps, qu’ils mettent à ce jeu l’audace la plus étonnante : j’en vois qui sont assis sur les marches de l’escalier. Leur marmite bout, ils flattent des yeux leur rata. Ils le tournent amoureusement avec un bâton d’une propreté douteuse…
Ils s’éclipsent par une descente rapide pour laisser passer l’explosion. Ils reviennent à leur pot-au-feu, et le manège se poursuit, tragique et comique tout à la fois. Quelques-uns meurent à leur poste, sans que l’incident (la mort n’est plus qu’un incident) décourage les autres. La chasse aux vieilles ferrailles leur a fait découvrir des moules à gaufres, ils se passionnent à cette fabrication et, d’une pâte horriblement fade de farine et d’eau, sans sucre, ils tirent des gaufres par douzaines. C’est très mauvais, mais c’est une apparence de friandise.
Notre tour est venu de monter la garde et nous nous alignons dans les tranchées. Elles sont bien maigres et bien imparfaites. Nous ne voulons pas admettre que ce puisse être définitif, et nous nous contentons de cette demi-mesure en attendant que la situation stratégique se soit modifiée. Ah ! Non ! L’immobilisation ne saurait être notre sort, au lendemain de ces longues journées de marches et de fatigues, et nous savons que dans le nord, vers la Somme, de nouvelles armées continuent la manœuvre de la Marne.
Le barrage défensif que les Allemands ont tenté de nous opposer sur l’Aisne tombera par débordement et l’heure n’a pas encore sonné de nous enfouir dans le sol comme des taupes. Les nuits sont agitées. Les patrouilles se heurtent. La danse des ombres peuple l’imagination des guetteurs. Nos soldats n’ont pas acquis, jusqu’à maintenant, « le sang froid de l’homme de guerre » et les fausses alertes se succèdent presque sans interruption.
De terribles fusillades se déclenchent, les Allemands éclairent le terrain avec des fusées (détail pratique qui nous est encore inconnu), et la plupart du temps, ce sont fantasmagories pures. Les sentinelles à la barricade du nord rendent compte affolées qu’une « grosse colonne d’attaque s’avance par la route »… On va voir… C’est un troupeau de vaches errant d’un front à l’autre ! »
27 septembre 1914
Le bombardement de Souain continue avec un mortier de 210. 20 h 00 : violente fusillade sur tout le front du 21e C.A. jusqu'à la hauteur du moulin de Souain. L’artillerie continue de canonner devant la 86e brigade.
28 septembre 1914
La fusillade et la canonnade reprennent dès le début du jour et se poursuivent toute la journée.
Dans la nuit, le 2e bataillon revient cantonner à Suippes pour se reposer. Il amalgame un renfort de 500 hommes et de 4 officiers du 115e R.I.T. de Marseille, ainsi que 2 lieutenants de l’active, blessés en début de campagne, et un officier russe engagé pour la durée de la guerre.
Deux voitures chargées d’outils et de fil de fer sont envoyées pour faire des travaux de terrassement Les mouvements sur la route entraînent une violente canonnade. Quelques fusillades dans la soirée. La nuit reste calme.
Extraits du livre « jours de gloire, jours de misère» d'Henri René.
« On s’use vite à ce régime, et, privés de sommeil, nous voilà de nouveau épuisés. La charge s’alourdit cependant le 28 : le gros du régiment est retiré et on confie à notre bataillon la défense du village. Nous ne sommes pas contents du tout et passons une journée maussade. »
29 septembre 1914
Même monotonie d’événements. Le 149e R.I. signale que l’ennemi renforce ses tranchées.
Extraits du livre « jours de gloire, jours de misère» d'Henri René.
« Le lendemain, le moral remonte, à la nouvelle que nous partons aussi. On ne sait, ni pour où, ni pour quoi, on est heureux tout de même : on ne tient plus en place, on en a assez de ce coin de Champagne où les horizons sont bornés à 100 m par des crêtes qu’occupe l’ennemi. Partons, partons vivement. Surtout, n’alarmons pas les tranchées opposées, pour qu’il ne prenne pas à quelque attaque la fantaisie de sortir et de nous immobiliser à l’heure de la délivrance !
Il fait un clair de lune radieux… « Un clair de lune allemand » … Nous avons tout préparé pour passer minutieusement la consigne à nos successeurs, nous ne voulons pas qu’ils aient à nous retenir une seconde… Ils n’arrivent pas, on s’impatiente. Pas un coup de fusil. C’est la sérénité des beaux soirs d’automne, un souffle de poésie court sur la pestilence des charniers. Vers le ciel, des tranchées ennemies, la pieuse harmonie d’un « lied » s’élève doucement : le chant, d’abord plaintif, se hausse peu à peu en accords plus puissants, puis devient une prière grandiose ; son rythme mélancolique semble évoquer la communion des vivants et des morts dans le même sacrifice.
Voilà la relève. Notre monôme se déroule à travers les ruines et la lune projette sur les pierres le silencieux cortège de nos ombres. La chanson s’éloigne et le chœur de nos ennemis pleure en sourdine les souvenirs communs que notre hospitalité fit naître dans ces champs d'horreur.»
30 septembre1914
Le général reçoit, à 1 h 00 du matin, un l’ordre verbal du 21e C.A. (confirmé ensuite par écrit). Il doit attaquer vers Source-de-l’Ain avec un groupement composé de la manière suivante : Un bataillon du 17e R.I., un bataillon du 109e R.I., un bataillon du 21e R.I. réserve de C.A. + un bataillon du 149e R.I., cantonné à Suippes pour empêcher l’ennemi de retirer des forces de leurs lignes de combat.
1er octobre 1914
Un avis est donné à la brigade. Elle embarquera avec le 21e C.A.. Dans la soirée elle gagne Veuve. Arrivée à midi.
Le 158e R.I. arrivant de Mourmelon-le-Petit est arrivé depuis 9 h 00. Le 149e R.I.(2 bataillons) y arrive à partir de 14 h 00. Un bataillon est resté à Souain. Départ de la brigade à 18 h 00 pour embarquerà Châlons-sur-Marne.
Sources :
J.M.O. de la 85e brigade : série 26 N 520/9 et 26 N 520/10.
« Jours de gloire, jours de misère », livre de Henri René, éditions Perrin. 1917.
La carte postale représente la 12e compagnie du 149e R.I. en 1913.
Remerciements :
Un grand merci à M. Bordes, à S. Agosto, à A. Carobbi, à M. Porcher et au Service Historique de la Défense de Vincennes.